Le nouveau livre de l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant, Grand Z'Ongle. Le Maître de l'invisible, qui vient de paraître chez Caraibéditions, évoque un sujet qui défraya la chronique dans les années 50 et 60 du siècle dernier : les faits et méfaits du plus grand quimboiseur (sorcier) de la Martinique.
L'auteur nous en dit plus...
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FONDAS KREYOL : Dans votre dernier ouvrage, vous vous aventurez sur un terrain, le magico-religieux, qui a été assez peu exploré au plan littéraire en Martinique. Quelle en est la raison ?
R. CONFIANT : En effet, le magico-religieux est rarement présent comme thème central dans notre littérature. Il est par contre fréquemment évoqué à la marge ou en toile de fond. Pour ma part, je l'avais traité au plan ethnologique dans un ouvrage paru aux éditions Ibis Rouge et intitulé Mémwè an fonséyè ou les quatre-vingt-dix pouvoirs d'un mort. J'y avais interrogé, dans les années 90, le fossoyeur de la commune de Basse-Pointe, Jean-Ba, qui fut (il est décédé depuis) quelqu'un d'extraordinaire car ses croyances mêlaient des restes de culture amérindienne, du christianisme, des pratiques religieuses africaines et du culte hindou. Le magico-religieux créole dans toute sa splendeur ! Sinon, dans la plupart de mes romans, le quimbois est présent en arrière-plan comme chez bon nombre de romanciers antillais.
FONDAS KREYOL : Cette fois, il est donc au premier plan...
R. CONFIANT : Ah, je vois déjà certains venir ! Ha-ha-ha !...Le quotidien FRANCE-ANTILLES publie à chaque édition, dans ses dernières pages, des annonces publicitaires de voyantes européennes et de marabouts africains avec photos, numéros de téléphone et adresses à l'appui sans que cela ne dérange personne. Et ça depuis au moins quarante ans ! Mais moi, certains vont me critiquer parce que je consacre un ouvrage à un quimboiseur créole. Pff !... Ah, j'oubliais : ces voyantes et marabouts font aussi de la pub sur les télés privées de Martinique et Guadeloupe sans que cela provoque le moindre tollé. Donc oui, pour une fois le magico-religieux créole est au premier plan d'un de mes romans !
FONDAS KREYOL : Avant d'en venir à l'ouvrage lui-même, parlons du genre littéraire dans lequel vous l'inscrivez à savoir ce que vous appelez l'"autobiographie imaginée". De quoi s'agit-il exactement ?
R. CONFIANT : Très simple à comprendre ! Une autobiographie est le récit de sa propre vie comme chacun sait, or j'ai publié trois "autobiographies imaginées" : celle de la fille de Victor Hugo (Adèle et la pacotilleuse) égarée un temps aux Antilles, celle de Frantz Fanon (L'Insurrection de l'âme. Vie et mort du guerrier-silex chez Caraibéditions) et maintenant celle de Grand-Z'Ongles chez ce dernier éditeur. Le lecteur est alors en droit de se demander pourquoi je parle d'autobiographies puisque je ne suis aucun de ces trois personnages et non de biographies. C'est là qu'intervient le terme "imaginée" ! En effet, je me coule dans ces personnes réelles, j'emploie le "Je" comme si j'étais elles, mais en veillant à ne jamais inventer des choses ou des faits qui ne sont pas avérés. Donc "imaginée" ne signifie pas du tout "imaginaire" ! Seuls sont inventés les descriptions de lieux et les dialogues qui ne constituent qu'une très modeste partie du texte. Tout ce que je dis du quimboiseur Grand-Z'Ongles, je l'ai recueilli de la bouche de personnes qui soit l'ont connu soit en ont entendu parler.
FONDAS KREYOL : Certains analystes universitaires ont qualifié vos romans et ceux de la génération de la Créolité de "littérature ethnographique". Est que vous le ressentez comme une critique ?
R. CONFIANT : Dans leur tête à eux, il s'agissait sûrement d'une critique mais pas dans la mienne car dans l'Eloge de la Créolité, nous écrivions en 1989 : "La littérature antillaise n'existe pas encore", ce qui avait choqué. Là encore, c'est simple à comprendre : techniquement je suis tout à fait capable d'écrire un roman d'amour ou de science-fiction comme n'importe quel auteur européen, américain, chinois, arabe ou autre. Je dis bien "techniquement" ! Mais quelle pertinence aurait ce genre d'ouvrage dans une société fracassée comme la nôtre dans laquelle nous ne sommes toujours pas au clair avec notre histoire et notre identité. Nous sommes contraints jusqu'à la date d'aujourd'hui, nous autres écrivains antillais, de ne pas nous contenter de notre seule imagination mais d'avoir recours l'ethnologie, à l'histoire, à la sociologie, à la linguistique, à la traductologie etc... Donc dire que je fais de "la littérature ethnologique" ne me dérange aucunement ! Mais un jour viendra où la littérature antillaise sera libérée du "devoir de mémoire". Ce jour-là, elle existera vraiment...
FONDAS KREYOL : Revenons à Grand-Z'Ongle. Qui était-il exactement ?
R. CONFIANT : Le plus grand quimboiseur non seulement de la Martinique mais des îles voisines dans les années 1946-50 jusqu'à 1965, année de son suicide. On venait le consulter de la Guadeloupe, de la Guyane et même de France. Il doit son surnom au fait qu'il avait laissé pousser exagérément l'ongle de son index doit et que lorsqu'il marchait dans les rues de son quartier, Les Terres-Sainville, à Fort-de-France, il avançait en pointant ce doigt, chose qui effrayait les passants qui changeaient prestement de trottoir. C'est dire si Grand-Z'Ongle était redouté ! Les bourgeois et même des Békés venaient le consulter en catimini et il s'était quelque peu enrichi, achetant des maisons ici et là qu'il louait, ce qui est extraordinaire quand on sait qu'il était né très pauvre au fin fond d'une campagne du Gros-Morne où d'ailleurs il avait tué un homme. Il fut incarcéré au 119, rue Victoire Sévère, quand la prison se trouvait encore au beau mitan de Fort-de-France.
FONDAS KREYOL : Donc Grand-Z'Ongle détenait des pouvoirs magiques et vous citez quelques-uns dans votre livre...
R. CONFIANT : Je déconseille fortement quiconque de s'en inspirer ou de les utiliser ! A ce propos, je me suis même auto-censuré parfois afin d'éviter que pareille chose se produise.
FONDAS KREYOL : Vous croyez sérieusement à l'efficacité de ces pouvoirs, en particulier le fait que Grand-Z'Ongle pouvait tuer à distance ?
R. CONFIANT : C'est lui-même qui l'a écrit dans la lettre de regrets qu'il avait laissé près de son corps lorsqu'il s'est pendu...Il affirme en tout cas avoir trucidé 402 personnes sans sortir de chez lui ! Grand-Z'Ongle a exercé pendant presque deux décennies sans que personne n'ait jamais remis en cause ses pouvoirs. En tant qu'athée, j'avoue que cela me trouble un peu. Tout comme quand j'avais enquêté auprès de Jan-Ba, le fossoyeur de la commune de Basse-Pointe, et qu'il m'avait assuré pouvoir dialoguer avec les morts. Ou quand j'avais interrogé Concept Lapierre, le célèbre voyant du Morne-des-Esses, et qu'il m'avait dit des choses me concernant que j'étais seul à connaître. Très troublant tout cela...
FONDAS : Vous publiez des livres depuis quarante ans maintenant et cela à un rythme soutenu, vous n'avez pas peur de la page blanche ?
R. CONFIANT : Je n'ai jamais eu le syndrome de la page blanche ou vierge. Par contre, j'ai une sainte horreur, une aversion même, de la page avec des carrés et des rectangles. Tous ces imprimés administratifs qu'il faut remplir sans cesse ! Ils me paralysent et je remets toujours à plus tard le moment de les remplir, ce qui m'a valu maints déboires au cours de ma déjà longue vie, notamment avec les impôts. Ha-ha-ha !...
FONDAS : A quand votre retraite d'écrivain ?
R. CONFIANT : Vous savez, Fidel Castro disait qu'il y a deux types de personnes qui ne prennent jamais leur retraite : les révolutionnaires et les écrivains. Comme je ne suis pas un révolutionnaire étant le seul et unique indépendantiste pro-barbadien (ou pro-mauricien) de la Martinique, tous les autres étant pro-cubains, et qu'écrire est ma manière de vivre au quotidien, je n'arrêterai jamais. Sauf en cas de maladie grave bien évidemment...