«Seule la lame du couteau mesure la souffrance de la citrouille» !
«Le bol va et vient, l 'amitié demeure.»
«Il n 'est pas de plus sourd que celui qui ne veut pas entendre»
Née dans la première moitié du XVIIe siècle, la langue créole est une mosaïque d'une extraordinaire richesse. Aux legs amérindiens sont venus s'ajouter les dialectes des colons français, des Noirs d'Afrique de l'Ouest et, plus récemment, des Coolies d'Inde ou de Chine.
Les proverbes créoles, contrairement à une idée reçue, ne sont pas des paroles du passé, des «paroles du temps-longtemps» comme on dit aux Antilles. Le proverbe n'a point de temps, il est éternel, et indispensable. Ne dit-on point: Pa konnet mové. (Martinique: Il est mauvais de ne pas savoir.) Fo pa antré an lagiè san baton. (Guadeloupe: Il ne faut pas entrer en guerre sans bâton.) Foutans i angres pa kochon. (La Réunion: La paresse n'engraisse pas le cochon.) Anba latè pa ni plézi. (Martinique: Sous terre, pas de plaisir.) Chat pa la, rat ka bay bal. (Sainte-Lucie: Quand le chat n'est pas là, les rats organisent des bals.)?
Classés par mots clés alphabétiques, les proverbes rassemblés dans cet ouvrage sont issus des différents terroirs de la Créolité: îles des Antilles bien sûr — Martinique, Guadeloupe, Dominique, Sainte-Lucie, Trinidad... — mais aussi Louisiane et Guyane, et Océan Indien — Réunion, Maurice et Seychelles. Chacun, au sein de ce creuset, possède en effet. ses propres mots pour dire le danjé, la jalouzté, la libèté, la konfians ou encore le Bondié, legzistans, linosans, lespwa...
Ces proverbes, souligne Raphaël Confiant, démontrent que le peuple créole est une collectivité humaine complexe et diverse, riche de sa générosité, forte de ses contradictions, parcourue d'élans tantôt désespérés tantôt égrillards... universelle pour tout dire. Un beau livre-cadeau à offrir pour les fêtes !
Le Grand Livre des proverbes créoles est le cinquième volume de la collection paraissant aux Presses du Châtelet, après ceux consacrés aux proverbes arabes, juifs et africains. Le Grand Livre des proverbes chinois, le grand succès de la collection, est remis en vente en librairie à cette occasion.
Né en 1951 au Lorrain (Martinique), Raphaël Confiant a publié plusieurs romans en langue créole. Le public français l'a découvert en 1988 avec Le Nègre et l'Amiral (Grasset). Depuis, il poursuit une double carrière d'écrivain (Eau de Café, Grasset, prix Novembre 1991, La Lessive du diable, Écriture, 2000, Le Barbare enchanté, Écriture, 2003, La Panse du chacal, Mercure de France, 2004...) et d'universitaire. Il est l'un des chefs de file des Lettres antillaises aux côtés de Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, avec qui il a fondé le mouvement de la Créolité.
Né en 1971 au Trois-Îlets (Martinique), Bernard Bonvent est diplômé de l'école des Beaux-Arts de Fort-de-France. Son œuvre a pour thème de prédilection la tradition antillaise.
Les proverbes ne sont pas, contrairement à une idée reçue, des paroles du passé, des «paroles du temps-longtemps» comme on dit aux Antilles. Le proverbe n'a point de temps: il est éternel. Ainsi, lorsque la langue aura disparu, quand elle aura été effacée par d'autres terreaux linguistiques à cause des incessants bouleversements de l'histoire, le proverbe, lui, continuera à briller de son obscur éclat. II continuera à être proféré et à être compris. Sa puissance de persuasion par rapport à la parole ordinaire n'aura pas diminué d'une maille. Cela est aussi vrai de ses cousins germains le dicton et l'adage ainsi que de ses cousins éloignés la maxime, la sentence, le précepte, l'aphorisme, l'expression idiomatique ou la petite phrase devenue historique qui parsèment notre parler quotidien. Combien de gens ne s'exclament-ils pas «Alea jacta est!» sans être capables de traduire cette phrase latine ou d'en identifier clairement les éléments. De même, dans les pays jadis créolophones tels que Trinidad, Grenade ou la Louisiane, seuls quelques proverbes ou for-mulettes ont survécu à l'effondrement de la langue dans le premier tiers du XXe siècle.
On peut donc dire que le proverbe fige la langue dans un écrin de marbre ou, plus exactement, de pierre, puisque sa marque première est la lapidarité. Le proverbe cisèle la langue, il en est l'orfèvre. C'est pourquoi, le plus souvent, il réduit la morphologie (disparition des articles), épure la syntaxe (suppression des conjonctions) ou ennoblit le lexique. Et c'est d'ailleurs cette dernière tâche, à savoir la mise en exergue du mot le plus banal, qui semble caractériser le plus le proverbe créole. Quelle dignité extraordinaire est ainsi conférée au giraumon, cette modeste citrouille antillaise, dans le proverbe «Sé kouto sel ki sav sa ki an tjè jiwomon» (Seule la lame du couteau mesure la souffrance de la citrouille) I Et que dire du bol dans «Ti bol olé, ti bol vini, lanmitié rété» (Le bol va et vient, l'amitié demeure), ce bol de tous les jours, ce bol usagé, parfois ébréché, que l'on ne prête à autrui qu'en signe de très profonde amitié.
Ces proverbes s'inscrivent aussi dans une langue jeune, le créole, née dans des conditions d'urgence communicative dans la première moitié du XVIIe siècle (plus précisément entre 1625 et 1660-1670), cela tant dans un grand nombre d'îles des Antilles que sur le continent américain (Louisiane au nord, Guyane au sud), que dans les îles de l'océan Indien. Nommons-les: Saint-Domingue (devenu Haïti en 1804), Guadeloupe, Marie-Galante, Dominique, Martinique, Sainte-Lucie, Grenade, Trinidad pour les premières; la Réunion, l'île Maurice et les Seychelles pour les secondes. On pourra s'étonner que des territoires aussi dispersés et aussi éloignés géographiquement aient pu générer une langue sinon commune du moins largement intercompréhensible pour peu qu'on s'en donne la peine, langue qui compte environ douze millions de locuteurs aujourd'hui.
Les linguistes débattent toujours pour savoir si le créole possède une origine commune (un pidgin afro-portugais né dans les comptoirs esclavagistes de l'Afrique de l'Ouest au XVIe siècle qui se serait relexifié) ou si chaque pays a produit son propre créole indépendamment des autres. Il n'y a pas lieu ici de trancher un tel débat mais il est important de souligner pour le profane que deux types de relations unissent les différents dialectes créoles : un lien génétique et un lien typologique. En effet, les dialectes des Amériques d'une part et ceux de l'océan Indien de l'autre semblent être, chacun, issus d'une seule langue qui se serait diversifiée au fil du temps : ainsi il y a une relation génétique (de cousinage pourrait-on dire) entre les créoles guyanais, martiniquais et haïtien; ou entre les créoles mauricien, seychellois et réunionnais.
À côté de cette relation de parenté existe une relation dite typologique: créoles des Amériques et créoles de l'océan Indien appartiennent au même type de langues, type auquel appartient, entre autres, le créole des îles du Cap-Vert, rendu mondialement célèbre par la chanteuse Cesaria Evora. Mais si le créole à base lexicale portugaise de cette dernière est incompréhensible pour un Martiniquais ou un Mauricien, ces deux derniers entretiennent une relative intercompréhension parce que leurs îles ont connu le même peuplement et le même système socio-économique :
On ne s'étonnera donc pas de trouver exactement les mêmes pro-verbes à près de 20'000 kilomètres de distance, cela dans une langue ou des dialectes tellement proches qu'on les croirait géographiquement voisins. Citons simplement:
Mais d'où viennent les proverbes créoles? Et d'abord ceux du Nouveau Monde, les plus nombreux dans le présent ouvrage. Là encore, il convient d'interroger ce véritable laboratoire humain que furent ces îles et ces pans de continent. Ici, presque toutes les civilisations du monde se sont affrontées, confrontées, confortées, déposant chacune, dans ce qui allait devenir le creuset créole, des traces, des marques propres, lesquelles en se mélangeant à celles qui les avaient précédées n'allaient pas pour autant perdre totalement leur identité première. Cinq mille ans, en effet, avant Jésus-Christ, des peuples venus des Guyanes occupèrent progressivement les îles de l'archipel des Antilles, depuis Trinidad à l'extrême sud jusqu'à Cuba à l'extrême nord, soit un arc de cercle de près de 3'000 kilomètres. Ils s'appelaient les Arawaks.
Un millénaire avant que le Grand Amiral de la mer Océane et ses caravelles ne bouclent, sans le savoir, la planète (après 1492, il n'y a plus de continent à découvrir), une nouvelle vague migratoire, toujours en provenance des Guyanes, celle des Caraïbes, entreprend de conquérir à son tour l'archipel. Mais leur progression sera arrêtée par les Espagnols à Puerto-Rico, à la frontière donc des Petites et des Grandes Antilles. Et si la population autochtone de ces dernières (Cuba, Hispaniola, Jamaïque et Puerto-Rico), les Arawaks (ou Taïnos), est exterminée en moins d'une quinzaine d'années après l'arrivée des conquistadors, leurs cousins du Sud, les Caraïbes, résisteront cent trente ans à l'envahisseur européen.
Ce n'est qu'en 1625 que Français et Anglais finissent par prendre pied dans la petite île de Saint-Christophe (aujourd'hui Saint-Kitts), située au nord de la Guadeloupe, qu'ils partagèrent avec les Caraïbes. Ces derniers, épuisés par des décennies de guerre avec les Espagnols, acceptèrent de plus ou moins bon gré de signer des traités de paix avec ces nouveaux venus. Mal leur en prit car, en moins d'une quarantaine d'années, les vaillants guerriers caraïbes furent à leur tour exterminés par les Français, les Anglais et les Hollandais. Cela signifie-t-il pour autant qu'ils n'aient laissé aucune trace dans la culture créole actuelle? Une expression de l'écrivain martiniquais Édouard Glissant résume bien la question: «les Caraïbes n'ont pas disparu, écrit-il, ils ont "désapparu".» Par ce néologisme hardi, l'auteur veut faire comprendre que maints éléments culturels caraïbes ont survécu à leur génocide et se sont intégrés au monde nouveau qui se mettait en place, cela sans que les nouveaux habitants des îles, Blancs et Noirs, eussent clairement conscience de ces legs.
C'est ainsi qu'en créole un nombre considérable de noms d'oiseaux, de poissons, d'animaux et d'arbres sont issus de la langue caraïbe; dans les proverbes créoles, on retrouve, par exemple, l'agouti, le zanndoli (lézard), le balawou (sorte d'espadon) ou encore l'acoma (arbre majestueux de la forêt tropicale). C'est dire que cette langue résonne encore à travers eux, même si ceux qui la parlaient au quotidien ont été décimés depuis trois siècles.
Vinrent donc, à partir de 1625, les colons français. Issus pour la plupart des régions nord-ouest de la France, ils s'exprimaient en des dialectes d'oïl (normand, poitevin, picard, vendéen...) à une époque où le français tel qu'on le parle et l'écrit aujourd'hui n'existait pas encore. D'ailleurs, c'est en 1635, l'année même où les Français occupent la Martinique et la Guadeloupe, que le cardinal Richelieu décide de créer l'Académie française afin de définir une orthographe et d'élaborer un dictionnaire. D'autre part, ces colons étaient majoritairement des paysans analphabètes (l'école gratuite et obligatoire n'existera que deux siècles et demi plus tard), porteurs d'une riche culture orale faite de chants, de contes et de proverbes. Cela explique que nombre de proverbes français sont passés en créole sans subir d'autre modification que linguistique. Par exemple :
Toutefois, c'est le groupe des esclaves africains, dont le poids démographique surpassera considérablement celui des Blancs à la suite du succès de la commercialisation du sucre de canne en Europe (1670-1680), qui fera le plus gros apport à la mosaïque créole. Originaires du golfe du Bénin, c'est-à-dire de la côte nord-ouest de l'Afrique (du Sénégal au Nigeria d'aujourd'hui, en passant par le Bénin, haut lieu de la traite négrière), porteurs eux aussi d'une brillante culture orale, ils assumeront quasiment seuls l'élaboration de l'«oraliture» créole. Si, en effet, la langue créole est le fruit du commerce des Blancs et des Noirs, pendant les cinquante premières années de la colonisation, sur fond de rémanences amérindiennes, par contre, les contes, chants, devinettes, berceuses et proverbes créoles émanent surtout du groupe servile. Il est vrai qu'une fois enrichi et devenu «Béké» (grand planteur de canne à sucre) le Blanc se détournera de la langue et de la culture créoles, les rejetant dans la nègrerie. On trouvera donc aussi nombre de proverbes africains reproduits à l'identique en créole, traduits plus exactement de l'éwé, de l'ibo ou du wolof. D'où la présence dans les proverbes créoles (comme dans les contes d'ailleurs) d'animaux n'existant pas aux Antilles comme le tigre ou l'éléphant (Zomba).
Il faut toutefois garder à l'esprit que les apports européens et africains seront remodelés à l'intérieur du système plantationnaire. Cette formidable machine qu'est la plantation (qui inventa le « système du travail en atelier » avant le taylorisme) va les transformer et surtout les mélanger jus qu'à parfois les rendre méconnaissables. À l'esprit communautaire des paysanneries européenne et africaine, elle substituera un esprit d'individualisme forcené et une méfiance généralisée à l'égard d'autrui (fût-il proche parent ou ami), qui transparaissent dans maints proverbes créoles.
Nous avons volontairement esquivé deux questions majeures qui agitent le petit monde de la parémiologie (étude scientifique des «formes brèves») depuis le milieu du XXe siècle, à savoir la définition du proverbe d'une part et la classification des proverbes de l'autre. S'agissant de la première question, dépassé le stade de l'évidence ou de l'intuition, on s'aperçoit vite qu'il est très difficile de définir avec exactitude ce qu'est un proverbe ou, en tout cas, de le différencier nettement de ses cousins signalés plus haut (dicton, maxime, sentence...). Tous présentent, en effet, des caractéristiques communes, que sont la brièveté alliée à l'humour ou à l'esprit moraliste. En fait, c'est le contexte d'énonciation qui façonne le proverbe, c'est-à-dire la personne qui le prononce, le lieu où elle se trouve et les circonstances dans lesquelles elle est amenée à le faire. Mais le problème est que, contrairement aux contes ou à certains chants (religieux, de travail...), le proverbe ne requiert pas de conditions spéciales de profération, il est inséré dans la parole quotidienne et peut apparaître à tout moment.
Or quel était le quotidien de la majorité des peuples créolophones pendant trois siècles sinon celui de l'esclavage? D'où la bipartition que l'on découvre immédiatement dans le vaste corpus des proverbes créoles: une partie d'entre eux, en général directement traduite d'un dialecte d'oïl ou d'une langue ouest-africaine, relève de la sagesse universelle; une autre partie, bien plus grande, témoigne d'une conception du monde directement liée à l'univers esclavagiste. Égoïsme, individualisme, esprit de sauve-qui-peut, crainte de son voisin, sexisme, traîtrise, etc., toutes valeurs ordinairement jugées négatives, y prédominent car il s'agit d'un univers dans lequel le Nègre n'a aucun espoir, dans lequel à aucun moment, hormis ceux de révolte sporadique, il n'imagine qu'il puisse être libre un jour et surtout devenir l'égal du Blanc. Il adopte donc une attitude à la fois réaliste, fataliste et cynique qui seule, croit-il, lui permet de survivre dans une société où la cruauté, voire la barbarie (ainsi qu'en témoignent les supplices infligés aux «esclaves-marrons»), est la règle.
Par exemple :
Sans compter tous ces proverbes teintés de racisme, d'abord à l'encontre du Nègre lui-même (il avait fini par intérioriser l'image négative que le maître blanc avait de lui), mais aussi du Mulâtre, de l'Indien, plus rarement du Blanc. Il n'était pas question de les ignorer car cela reviendrait, au nom du « politiquement correct », à feindre d'oublier que cette langue et cette culture créoles sont nées dans un monde régi par une violence absolue.
Enfin, après l'abolition définitive de l'esclavage en 1848, les planteurs blancs importeront d'Inde et de Chine des travailleurs sous contrat (ou «Coolies») afin de remplacer les Noirs dans les champs de canne à sucre. Si ces populations asiatiques arrivent à un moment où la langue et la culture créoles sont déjà largement constituées, elles n'en apportèrent pas moins une nouvelle coloration à l'arc-en-ciel créole, cela dans le costume, la cuisine, la danse et surtout la religion.
II y a bien deux siècles que l'on s'intéresse aux proverbes créoles, en fait depuis Moreau de Saint-Méry au XVIIIe siècle. Victor Schoelcher, le grand abolitionniste, les rassembla au siècle suivant et les publia dans le but de « prouver l'intelligence de l'homme noir». Puis, à partir de la fin du XIXe siècle, des folkloristes et, plus tard, des ethnolinguistes continuèrent ce patient travail de collecte qui se poursuit aujourd'hui encore. Parcourir l'extraordinaire travail de compilation et de classement opéré par tous ces chercheurs est une invite permanente à redécouvrir les êtres, les animaux et les objets qu'affectionnaient les arrière-grands-parents des créoles actuels, ceux qui vécurent dans la plantation de canne à sucre ou à l'ombre de celle-ci, qui furent durablement imprégnés par la culture qui en émergea, culture qu'ils ont tenté, tant bien que mal, de transmettre à leurs descendants.
Les êtres? Le chasseur, l'agriculteur, le voleur, le conducteur de tombereau, le bon Dieu, le diable, le maître ou la belle-mère...
Les animaux? Le zanndoli (lézard), le boeuf, le chien, la fourmi, le crapaud, le makak (singe) ou le cabri...
Les végétaux? Le courbaril, le kabouya (variété d'herbe), le fromager ou l'arbre à pain...
Les objets? La torche, le sac, le bâton ou l'étagère...
Mais aussi tant de sentiments, de croyances, d'idées abstraites dont, nous autres de l'époque moderne, ne pensions pas le créole capable. Tel «Konfians sé zié» (La confiance est dans les yeux), autrement dit «II faut voir pour croire», tellement plus beau, plus incisif que son équivalent français.
Dans des sociétés comme les sociétés créoles où deux (voire plusieurs) langues rivales se partagent l'écosystème linguistique, il saute aux yeux que le proverbe est l'un des lieux majeurs de la résistance culturelle, de la créolité. Sa longévité et sa perdurabilité même sont des sortes de gages contre l'effrayante décréolisation linguistique et culturelle qui affecte notre société depuis les années 60 du siècle qui vient de s'achever. À l'honnête homme, il donnera le goût de la formule créole bien faite ; au maître d'école et à l'élève, il offrira un instrument d'éducation sans pareil à ce jour et de ressourcement de la matrice créole si menacée; au chercheur et à l'universitaire, une mine inépuisable. Quant au voyageur de passage ou à l'étranger, il ne manquera pas de lui révéler la complexité, la finesse et la hardiesse d'une culture qu'il a trop souvent tendance, à cause des clichés exotiques véhiculés à propos des territoires insulaires, à considérer comme le gazouillis ou le zézaiement d'un peuple-enfant.
Ces proverbes démontrent d'une manière irréfutable que le peuple créole est un peuple adulte, c'est-à-dire une collectivité humaine pleine de générosité, forte de contradictions, parcourue d'élans tantôt désespérés tantôt joyeux, voire égrillards, bref complexe et diversifiée à l'instar de toutes celles qui peuplent la planète. Ni plus belle ni plus laide.
Ni plus forte ni plus médiocre. Humaine, simplement humaine. Différente, certes, porteuse de sa pierre pour l'érection de la grande pyramide de la «Diversalité», mais semblable également, terriblement semblable.
S'il y a bien un proverbe, parmi tous ceux rassemblés ici, qui pourrait définir le mieux l'esprit de la culture créole, ce pourrait être celui-ci:
«Sa ki an ranmak pa konnet Iondjè lawout.» (Ceux qui sont installés dans un hamac ne connaissent pas la longueur de la route). Autrement dit: Ce n'est qu'en participant qu'on mesure la difficulté des choses.
Raphaël Confiant
Lajan maléré, a latjé krapo.
(Guyane : L'argent des pauvres est une queue de crapaud.)
L'argent file vite entre les mains des pauvres.
Lajan sé létè.
(Guadeloupe et Martinique : L'argent est de l'éther.)
L'argent file vite entre les doigts.
Lajan sé Djab.
(Martinique : L'argent, c'est le diable.)
L'argent pousse au crime.
Osito lajan pawet, konsians ka dispawet.
(Sainte-Lucie : Dès que l'argent apparaît, la conscience disparaît.)
Rien ne corrompt davantage que l'argent.
Lajan pa zaboka.
(Guadeloupe et Martinique : L'argent n'est pas de l'avocat.)
L'argent peut se conserver indéfiniment.
Anbision genyen lajan rann anpil moun chen.
(Haiti : Le désir de gagner de l'argent rend beaucoup de gens ignobles.)
Pour l'argent, nous sommes capables de nous avilir.
Lajan pa ka fè boul an poch a maléré.
(Guadeloupe : L'argent ne fait pas de boule dans la poche des pauvres.)
Pauvreté égale poches vides.
Sé la lajan yé i ka rété.
(Martinique : L'argent reste où il est.)
L'argent va à l'argent.
Si ou enmen biswi amériken, sé pou'w enmen kout pié amériken.
(Sainte-Lucie : Si vous aimez le biscuit américain, il faut que vous aimiez le coup de pied américain.)
On ne doit pas cracher dans la soupe.
Dépi ou brilé bwa, fo fè chabon.
(Martinique : Dès qu'on a brûlé du bois, il faut le transformer en charbon.)
Quand le vin est tiré, il faut le boire.
Pa gen pot-chanm là ki pou fè-m kaka san.
(Haïti : Aucun pot de chambre en or ne peut me faire chier du sang.)
On ne peut pas tirer le sang d'une pierre.
Ou pa ka toufé difé épi pay.
(Martinique : On n'étouffe pas du feu avec de la paille.)
On n'éteint pas un feu en y jetant de l'huile.
Foumi pa ka tjirié foumi.
(Guadeloupe : Les fourmis ne sont pas curieuses des fourmis.)
Les loups ne se dévorent pas entre eux.
Moun ki won pa fouti vini kawé.
(Sainte-Lucie : Les gens ronds ne peuvent devenir carrés.)
Il y a des choses logiquement impossibles.