Césaire fut "anté-créole" et pas "anti-créole"

16/04/2023 - 17:20
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Intro

    C'est ce que Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et moi-même écrivions dans l'Eloge de la Créolité (1989) et c'est ce à quoi je repense en ce 17 avril à l'occasion de l'anniversaire du décès du Père de la Négritude en 2008.

Texte

   Nous voulions dire par là que la problématique de la revendication de notre langue maternelle pour certains, matricielle pour d'autres, n'était pas à l'ordre du jour dans la première moitié du 20è siècle (Cahier d'un retour au pays natal a été publié en 1939). Ce qui l'était, après deux siècles d'oppression békée et un siècle d'assimilationnisme "mulâtre", c'était la défense du Nègre, de l'Afrique, de notre part d'Africanité. Et l'oeuvre de Césaire l'a réussi d'éclatante manière ! La Négritude a constitué une sorte de thérapeutique mentale face à l'aliénation et l'assimilation sans pour autant réussir à nous en débarrasser complètement. C'est que la littérature et plus largement l'écrit ont un pouvoir limité, surtout dans des sociétés longtemps confinées dans l'oralité comme fut la nôtre. 

   Césaire a donc eu des mots très durs envers la langue créole qu'il considérait, comme tous les intellectuels de son temps, mis à part Gilbert Gratiant, comme "limitée", "enfermée dans l'immédiateté" et final de compte, incapable d'exprimer ce que nous sommes. Des vidéos circulent en boucle sur l'Internet où on peut le voir tenir de tels propos sans que ces derniers ne soient jamais remis dans leur contexte. Or, pour nous du mouvement de la Créolité, Césaire n'était en fait pas "anti-créole" mais "anté-créole" comme je l'ai expliqué plus haut. C'était aux générations suivantes d'aller plus loin que la Négritude en assumant notre Antillanité (E. Glissant, S. Schwartz-Bart etc.), notre Américanité (V. Placoly, X. Orville, M. Condé, H. Corbin, R. Parsemain etc...) et notre Créolité. Désormais se dessine un nouveau courant de pensée que notre collaborateur Jean-Laurent Alcide a dénommé "le Kréol-Modernisme" avec des auteurs comme Alfred Alexandre, Nicole Cage, Mérine Céco, Miguel Duplan et bien d'autres. 

   Cela ne signifie pas qu'un nouveau courant de pensée ou une nouvelle théorie chassent l'autre. Même dans les Sciences exactes ce n'est pas vrai contrairement à ce que la plupart d'entre nous croyons. Les calculs de Newton sont encore utilisés pour envoyer des satellites autour de la terre, mais quand on veut aller beaucoup plus loin, sur Mars, par exemple, ils deviennent inopérants et on doit se référer à la Relativité générale d'Einstein. Donc, non l'Antillanité n'a pas effacé la Négritude, l'Américanité n'a pas effacé l'Antillanité et le Créolité n'a pas effacé l'Américanité. Et le Tout-Monde de Glissant n'a pas effacé la Créolité. Toutes ces théories s'imbriquent les unes aux autres et il en résulte un effet cumulatif qui ne peut qu'être bénéfique pour la compréhension de notre place dans le monde à chaque époque. C'est ce que ne comprirent pas ceux qui me vouèrent aux gémonies lorsque j'avais publié en 1992 mon livre Aimé Césaire, une traversé paradoxale du siècle. Il ne s'était aucunement agi d'une démolition en règle comme l'ont martelé les "césairôlatres" et les "césaristes", personnes toujours promptes à citer toujours le même vers de Césaire ("Ma bouche sera la bouche de ceux qui n'ont point de bouche"), faute de s'être plongés dans son oeuvre. D'ailleurs, quand bien après la parution du livre, Césaire m'avait reçu en son bureau de l'ancienne mairie de Fort-de-France, il m'avait d'emblée lancé :

   "Vous au moins, vous m'avez lu !"

 

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   Pas très charitable pour ses partisans...En tout cas, dans mon livre, j'affirmais qu'il était impossible à un Martiniquais censé de ne pas être "césairien" car la Négritude nous fut essentielle pour nous guérir de nos complexes hérités de la mise en esclavage de nos ancêtres. Être "césairien" ne signifie pas être "césairiste" c'est-à-dire partager les idées du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) ni voter pour ce dernier mais on comprend parfaitement que les masses populaires (foyalaises en tout cas) le soient étant donné les efforts considérables déployés par la ville et son premier édile pour accueillir les milliers de travailleurs des campagnes qui y affluèrent à compter des années 60 suite à l'effondrement de l'économie sucrière. Comment ne pas être "césairiste" quand on a habité ou quand on est né à Trénelle ou à Volga-Plage ? Par contre, "être césairolâtre" c'est-à-dire idolâtrer le Père de la Négritude, applaudir à tous ses propos, appuyer toutes ses actions politiques et se dire prêt à casser la figure à ceux qui, comme moi dans mon livre, énoncent la moindre critique, relève du fanatisme, voire, pour certains, du macoutisme. D'ailleurs, la deuxième chose que m'avait dite Césaire lorsqu'il m'avait accueilli la première fois à son bureau, ce fut :  

   "Je ne vous en veux pas, Confiant ! Les fils ont le droit de critiquer les pères."

   Donc Césaire ne fut pas un "anti-créole" pour la simple raison qu'à son époque, la problématique de la défense et illustration de notre langue n'était pas à l'ordre du jour. Pas plus qu'il ne fut un Marcus Garvey martiniquais. Il n'a jamais émis le voeu que les Martiniquais retournent s'installer en Afrique trois siècles après le départ forcé de leurs ancêtres. Ce que le Père de la Négritude a souhaité c'est que l'Afrique soit "domiciliée en Martinique". Cela signifie quoi ? Que nous mettions tout en oeuvre pour que la part d'africanité de notre culture soit valorisée au maximum. C'est ce qu'il a fait à travers le SERMAC (Service Municipal d'Action Culturelle) et nul ne peut prétendre que cette institution ne fut pas et ne continue pas d'être bénéfique au plan de la domiciliation de notre part d'africanité. Au cours de nos entretiens, j'avais regretté qu'aucune langue africaine n'y soit enseignée et j'avais fait part à Césaire des enseignements de tamoul et d'égyptien ancien (par Alain Anselin) dispensés par le groupe de recherches du campus de Schoelcher auquel j'appartenais, le GEREC, dirigé par Jean Bernabé. J'avais ajouté que nous envisagions d'enseigner également le wolof et que j'avais même demandé au journaliste Adams Kwateh d'enregistrer sur cassettes-audio tout un ouvrage d'apprentissage de cette langue du Sénégal. Chose qu'avait réalisée bénévolement Kwateh ! Hélas, ce projet ne vit jamais le jour parce qu'au conseil d'administration de l'ex-Université des Antilles et de la Guyane, nous, les créolistes, nous heurtions régulièrement à des "Anti-créole" opposés à nous soit par esprit assimilationniste soit par esprit négritudiniste. Si l'on peut comprendre le refus d'universitaires assimilés pour qui l'Afrique est un continent "sauvage", comment comprendre celle de leurs collègues qui se proclament à tout bout de champ de la Négritude ? En tout cas, je persiste et signe en 2023 : il n'est pas normal qu'aucune langue négro-africaine ne soit enseignée dans notre université. Cet enseignement participerait de la "domiciliation de l'Afrique en Martinique" prônée par Césaire. 

 

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   Au cours de ma deuxième visite à Césaire, il m'avait dit son grand intérêt pour le tamoul et avait chantonné, à ma stupéfaction, une berceuse dans cette langue. C'est que sa da (nounou), à Basse-Pointe, au début du 20è siècle, fut une Indienne.  La seule et unique personne, disait-on, qui pouvait demander à être reçue sans demander de rendez-vous à Césaire quand il devint maire de Fort-de-France. Césaire savait que l'indianité est un élément important de notre culture martiniquaise tout comme ce qu'on pourrait appeler l'amérindianité. Cette dernière est également présente dans ses poèmes, on le perçoit en divers endroits, même si c'est de manière subliminale, car comment interpréter le vers suivant que je cite à moitié faute de m'en souvenir exactement :

    "Et je m'en allais les cheveux dans le vent"

   Il ne peut pas s'agir ici du Nègre mais, oui subliminalement, de l'Amérindien lequel avait prédit aux premiers colons français qu'"Un jour la montagne de feu nous vengera !", ce Kalinago, celui qui vécut en Martinique mille ans avant D'Esnambuc. Dans Ferrements, on peut lire ceci : 

   "C'est moi-même Terreur c'est moi-même

     le frère de ce volcan qui certain sans mot dire

     rumine un je ne sais quoi de sûr"

   Enfin, Césaire n'était pas viscéralement anti-Béké d'où la plantation du fameux "Courbaril de la Réconciliation" planté avec Camille Darsières sur l'Habitation Clément de Bernard Hayot en présence de ce dernier. Le Père de la Négritude fut sévèrement critiqué pour ce geste symbolique, y compris par moi car je suis opposé à toute "Réconciliation" sans passer par l'étape "Vérité". D'autre part, Césaire aurait dû exiger d'Hayot la reconstitution à l'identique d'une Rue Cases-Nègres et d'un cachot d'esclaves afin d'éviter que les visiteurs de l'Habitation Clément ne voient que la magnifique "Grand-Case" du Maître Blanc et son mobilier tout aussi magnifique. Les "césairistes" ou les "césairolâtres" applaudiront à la plantation de ce courbaril sans aucune contrepartie de la part des Békés alors que les "césairiens", dont je fais partie, la critiqueront sans détours.

 

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   Nos Amérindiens ayant été génocidés dès la fin du 17è siècle et nos Indiens n'étant arrivés qu'après l'abolition de l'esclavage (1853), c'est le Nègre qu'il fallait avant défendre et réhabiliter, ce qu'a fait la Négritude mais comme on vient de le voir, cette Négritude n'excluait, chez Césaire en tout cas, aucun oubli des autres groupes ethniques qui composent la société martiniquaise, y compris les descendants des anciens maîtres esclavagistes. C'est ce qui explique sans doute que Césaire, à la fin de l'un de nos entretiens, m'ait lancé de sa voix délicieusement zozotante :  

   "Mon p'tit Confiant, la Créolité n'est en fait qu'un département de la Négritude !".

   Je me suis retenu pour ne pas lui demander perfidement si elle était un département d'Outremer de la Négritude. Humour à deux balles qui aurait constitué un manque de respect envers un homme de la stature de Césaire qui, en outre, était plus âgé que moi de presque quatre décennies. J'avais alors piteusement balbutié :   

   "Non...non, c'est la Négritude qui est un département de la Créolité"... 

 

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