On ne présente plus Raphaël Confiant. Romancier et essayiste prolifique, chantre inlassable de la créolité, il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels on citera Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle (1993), Eloge de la créolité (1989), L’Insurrection de l’âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex (2017), La muse ténébreuse de Charles Baudelaire (2021) et Le bal de la rue Blomet (2023). Son nouveau roman Marie-Héloïse, fille du Roy est un récit historique riche en rebondissements, qui nous emmène au XVIIe siècle à travers le destin incroyable d’une orpheline parisienne devenue une Blanche créole respectée en Martinique et dans toute l’Amérique. Entretien.
RFI : Bonjour, Raphaël Confiant. Avec votre nouvel opus Marie-Héloïse, fille du Roy, nous en sommes à votre vingt-neuvième ou trentième roman, depuis le premier Le Nègre et l’Amiral, paru en 1988, qui vous a fait connaître. A bientôt 75 ans, pourquoi continuez-vous à écrire, Raphaël Confiant ?
Raphaël Confiant : Eh bien, je me suis longtemps posé cette question. D'abord, j'aime écrire. Évidemment, je ne fais pas que de la littérature. Quand j'étais universitaire, je suis retraité depuis quelques années, j'écrivais des livres de lexicographie, d'ethnographie, des textes universitaires. J'écris aussi dans des journaux, sur mon site web. Bref, mon activité scripturale ne se réduit pas à l’écriture littéraire. Alors je me suis demandé ce qui me pousse à écrire. Pendant longtemps, je n'ai pas su y répondre, parce que, comme vous le savez, l’écriture relève de l’inconscient. On n’est pas toujours sûr de savoir pourquoi on écrit. Et soudainement, il n'y a pas très longtemps d’ailleurs, je suis tombé sur une phrase d'André Malraux qui m'a éclairé sur cette énigme qu’est l’écriture. Malraux disait qu’il fallait laisser sa cicatrice sur la terre. Je crois que c'est une très belle définition. « Écrire, c'est laisser sa cicatrice sur la terre ». Attention ! Malraux ne dit pas sa trace, parce que c'est anodin, la trace, mais la cicatrice ! La cicatrice implique blessure, c'est la marque à la fois des souffrances individuelles, mais aussi, dans le cas des écrivains antillais des souffrances collectives.
Votre nouveau roman qui convoque le XVIIe siècle français, ses turpitudes et son instinct conquérant, relève manifestement de la seconde catégorie. Qui était Marie-Héloïse de Blanquefort, la héroïne de votre nouveau roman ?
Elle était ce qu’on appelait à l’époque la « fille du Roy », une sorte de pupille de la nation parce qu’elle avait été recueillie dans un orphelinat dépendant de l’administration royale. Le XVIIe siècle où l’action de ce récit est campée, est la période de l’expansion coloniale française, notamment dans les Amériques. Or, il y avait à l’époque un réel manque de femmes dans les colonies françaises. Les colons, abandonnée à leur sort dans des contrées lointaines, adressaient des lettres aux autorités royales pour leur dire que s’ils n’envoyaient pas de femmes pour palier à ce manque de femmes, les colonies allaient disparaître. Alors les autorités royales se sont réveillées et elles ont fini par trouver un moyen de fournir des femmes à ces colons. Lequel ? Ils sont tout simplement allés dans les orphelinats parisiens, mais aussi de Bordeaux, de Nantes, de partout, pour quasiment razzier les jeunes filles de quinze-seize ans qui s’y trouvaient. Elles étaient alors envoyées aux colons. Mon héroïne Marie-Héloïse a été enlevée dans un orphelinat parisien comme beaucoup d’autres jeunes filles à l’époque et envoyée sans son consentement en Nouvelle-France, aujourd'hui le Québec. Quand celle-ci arrive dans la colonie, elle est mariée à un trappeur, qui lui rêvait d’avoir beaucoup d’enfants pour coloniser le pays et faire souche. Le roman raconte le périple plein de rebondissements de Marie-Héloïse, un périple qui la conduit du Canada à la Martinique, en passant par Saint-Domingue. Elle sera un temps captive des Indiens caraïbes. Marie-Louise est l'ancêtre des blanches créoles d'aujourd'hui, cette caste d’origine européenne qu’on trouve dans toutes les Amériques, à la Louisiane, à la Martinique, tout comme en Guadeloupe ou au Québec.
Expliquez-nous qui sont les blanches créoles ?
En créole, on les désigne par le terme « béké ». Les békés sont les descendants de colons européens propriétaires d’esclaves dans les Amériques. Pour comprendre comment on devient une Blanche créole ou un Blanc créole, il faut comprendre ce qu'est le processus de créolisation, qui touche autant les Européens que les Africains amenés de force en Amérique comme esclaves. Le meilleur exemple de la créolisation, c’est la langue créole. Au XVIIe siècles, il régnait une espèce de cacophonie linguistique, notamment dans les îles caribéennes, où les colons parlaient leurs propres dialectes – le normand, le picard, dans les îles francophones – et les Africains, les leurs : le bambara, le malinké… Cette situation va ouvrir la voie au surgissement d’une nouvelle langue, qui est le créole, qui permettra aux blancs comme aux noirs et métis de se comprendre. A travers mon roman, j’ai tenté d’imaginer les débuts de ce processus, notamment à travers le personnage de mon héroïne Marie-Héloïse. Lorsque celle-ci échoue à la Martinique au terme de son long périple, elle n’a plus aucun espoir de retourner en France. Elle épouse un riche planteur, s’habitue au mode de vie des femmes blanches nées dans la colonie, et se laisse se créoliser.
Marie-Héloïse, fille du Roy est peut-être votre premier roman consacré à la communauté béké. Il est dédié à la grande auteure martiniquaise Marie-Reine de Jaham, auteure de La Grande Béké. Cette dédicace n’est sans doute pas accidentelle…
Absolument pas. Marie-Jeanne est une brillante écrivaine d'origine béké qui a produit des livres magnifiques, notamment ce livre que vous avez cité La Grande Béké. Malheureusement, elle a cessé d'écrire depuis bientôt vingt ans, mais on me dit qu’elle a un nouveau projet de publication. Comme mon roman est consacré à l’histoire d’une Blanche créole, je voulais en profiter pour rendre hommage à cette très grande dame de la littérature martiniquaise. Son livre m’avait permis de m’élever au-dessus des lignes de fracture de notre société. Il m’a aidé à voir qu’il existe en Martinique une identité commune.
Vous irez jusqu’à parler d’une identité commune ?
Oui, même si notre société a été marquée par le sceau d’une violence terrible, une nouvelle culture kaléidoscopique est apparue où les cultures se sont mélangées, les rites se sont mélangés. Ça n’empêche pas qu’il y ait des luttes de classe et parfois des luttes de race avec les békés, le groupe blanc créole. Il n’en demeure pas moins que la communauté béké fait partie intégrante de la société martiniquaise et le moment était venu pour moi, moi qui ai parlé des Noirs, des Indiens, moi qui ai fait des livres sur les mulâtres, sur les Chinois, les Syro-Libanais, de parler de cette communauté. J’ai préféré le faire à travers les « filles du Roy », qui sont pour moi un symbole de la créolisation en cours dans nos îles aux identités mêlées.
Marie-Héloïse, fille du Roy, par Raphaël Confiant. Editions Mercure de France, 278 pages, 22 euros.