L’Identité antillaise de Frantz Fanon, selon Raphaël Confiant

Antonia Wimbush (revue "Archipélies" n° 11-12, 2021)

23/09/2024 - 20:33
Intro

Cet article examinera la double identité antillaise-algérienne de Frantz Fanon, imaginée par Raphaël Confiant dans L’Insurrection de l’âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex (2017). Confiant décrit le texte comme une « autobiographie imaginée » de Fanon, puisqu’il combine une narration factuelle à la troisième personne de sa carrière comme psychiatre en Algérie, avec des réflexions plus personnelles sur son enfance antillaise, écrites par un « je » imaginaire. Confiant accorde une importance singulière au rôle de Fanon dans la dissidence antillaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, épisode méconnu de la vie de Fanon et tournant pour sa pensée anticoloniale. Ainsi, l’analyse portera sur les techniques littéraires utilisées par Confiant pour mettre en valeur les sacrifices de Fanon. Par ailleurs, elle considérera l’ouvrage comme un exemple de la notion de « nœuds de mémoire » de Debarati Sanyal, Max Silverman et Michael Rothberg, pour démontrer que les mémoires antillaise et algérienne de Fanon ne sont pas en concurrence mais se complètent mutuellement.

Texte

Introduction

En 2017, le romancier, traducteur, intellectuel et professeur Raphaël Confiant, publia L’Insurrection de l’âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex chez Caraïbéditions1, maison d’édition antillaise qui vise à créer « un espace d’expression créole et plus largement domien », selon son site de web2. Dans cet ouvrage, Confiant cherche à mettre en exergue l’identité antillaise de Frantz Fanon, une identité parfois négligée ou oubliée par les analystes de l’œuvre de Fanon, qui se focalisent plutôt sur sa pensée anticoloniale et ses actions militaires comme résistant nationaliste du Front de Libération nationale (FLN) pendant la Révolution algérienne. Néanmoins, ce passé antillais est visible dans le travail de Confiant dès le titre du texte. Confiant tire l’expression « guerrier-silex » du poème « Par tous mots Guerrier-silex », écrit par Aimé Césaire et publié en 1982 dans son recueil Moi, laminaire. C’est quand même assez ironique que Césaire ait ici écrit un hommage littéraire à Fanon, étant donné qu’il avait refusé de s’intéresser aux ouvrages de Fanon du vivant de ce dernier et même de préfacer Les Damnés de la terre (1961). Confiant fait usage de cette épithète dans le titre de son ouvrage afin de révéler que tant la vie personnelle de Fanon que sa pensée intellectuelle étaient ancrées dans une histoire antillaise créole. Pour l’instant, on compte peu d’études critiques de L’Insurrection de l’âme, étant donné sa publication récente : 2017. Sa sortie fut beaucoup médiatisée en France métropolitaine comme en outre-mer, mais jusqu’à présent, la seule critique du texte est une étude menée par Alessandra Benedicty-Kokken en 2019, qui aborde la question juive dans les textes de Confiant. Ainsi, la présente étude offre une lecture novatrice d’un texte sous-exploré mais d’une importance singulière dans l’œuvre de Confiant.

L’ouvrage, que Confiant qualifie d’« autobiographie imaginée », parce qu’il combine une narration factuelle à la troisième personne avec des réflexions personnelles écrites au « je » imaginaire (2017), dresse le portrait du célèbre médecin, psychiatre et théoricien Frantz Fanon. Le texte est basé sur des faits réels dont on pourrait vérifier la véracité dans des biographies factuelles de Fanon écrites en anglais par David Macey (Frantz Fanon : A Biography, 2012) et en français par le frère aîné de Fanon, Joby Fanon (Frantz Fanon : de la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, 2004). Contrairement à ces derniers textes, dans L’Insurrection de l’âme, les vies antillaise, française et algérienne de Fanon s’entremêlent et convergent. Le récit ne respecte pas la chronologie de sa vie mais se concentre plutôt sur les moments les plus importants, les plus douloureux et les plus fondateurs pour la pensée de Fanon dans la lutte anticoloniale. Selon les multiples entretiens que Confiant a accordés aux médias francophones suite à la publication du texte, le but était de créer un texte factuel mais également imaginé pour donner aux lecteurs une image plus complexe et plus complète de la vie et de la mort de Fanon. Confiant s’efforce surtout de nous éloigner de l’image d’un homme qui prône la violence pour la violence, une perspective renforcée par la préface de Jean-Paul Sartre, publiée dans Les Damnés de la terre en 1961. Selon ses propres mots, Confiant cherche à « donner une image de Fanon qui correspondrait mieux à cet homme qui était un humaniste, à cet homme qui était un internationaliste » (Confiant 2017). Plus précisément, Christina Kulbert remarque que Confiant vise un lectorat jeune martiniquais qui n’a pas de connaissances préalables de la vie de Fanon (2019 : 280). La structure du texte est assez complexe, et donc il semble peu probable que l’ouvrage soit écrit de façon explicite pour des jeunes ; cependant, je m’accorde avec Kulbert sur les origines martiniquaises du lecteur ciblé par ce livre, étant donné l’emphase sur le passé antillais de Fanon tout au long du texte.

Ce qui est particulièrement frappant dans l’ouvrage, c’est l’importance que Confiant accorde au rôle de Fanon dans la dissidence antillaise, quand les îles étaient gouvernées par le régime de Vichy, entre 1940 et 1943. Début 1943, Fanon rejoignit les Forces françaises libres depuis l’île anglaise de la Dominique, traversant le canal de la Dominique dans des conditions dangereuses afin de faire son devoir patriotique pour la France et lutter contre ce qui était devenu « un véritable État policier » dans les Antilles sous la férule de l’amiral Robert (Jennings 2000 : 55). Bien que Fanon fût vite renvoyé de la Dominique à la Martinique parce qu’on le jugeait probablement trop jeune (il n’avait que dix-sept ans à l’époque) – les Martiniquais réussirent à renverser le régime de Robert en été 1943 (Macey 2012 : 87) –, le voyage de Fanon en tant que dissident marqua son esprit pour toujours. Suite à cette première expérience militaire, Fanon traversa l’Atlantique avec d’autres volontaires antillais et il s’impliqua dans des opérations au Maroc et en Algérie, avant d’être blessé dans une bataille à Lyon. C’était en délivrant la France du nazisme que Fanon connut ses premières déceptions et désillusions par rapport au modèle soi-disant égalitaire et républicain de la France ; quoiqu’il eût les mêmes droits civils que les Français métropolitains, il ne fut pas traité de la même manière que ses compatriotes blancs. Il fut témoin du blanchiment des troupes dans l’armée et se rendit vite compte que les troupes noires était considérées inférieures aux troupes blanches à cause de la couleur de leur peau. Cette prise de conscience antiraciste mena Fanon à lutter contre l’oppression coloniale plus tard dans sa vie, participant à la lutte pour une Algérie libre et indépendante. Combattant pour la France au début de sa vie, Fanon s’engagea donc ensuite dans une lutte contre la France, pays qu’il jugeait dominé par des injustices et des inégalités raciales. Les expériences de Fanon dans la dissidence antillaise furent donc un des déclencheurs de sa lutte anticoloniale et de sa mobilisation antiraciste.

Cet article portera sur ce moment primordial dans la vie de Fanon, imaginé par Confiant. Dans un premier temps, je m’interrogerai sur les techniques littéraires utilisées par Confiant afin de valoriser le rôle de Fanon dans la dissidence, thème que Confiant aborde à nombreuses reprises dans ses romans fictionnels. Qu’est-ce que cela nous indique sur le rapport de Confiant avec le théoricien, et avec sa propre identité antillaise ? Pour Confiant, Fanon était-il un héros martiniquais plutôt qu’un révolutionnaire algérien ? Dans un deuxième temps, je soutiendrai que L’Insurrection de l’âme offre un exemple saisissant de la notion de « nœuds de mémoire » de Debarati Sanyal, Max Silverman et Michael Rothberg, un modèle de mémoire collective qui explique que la mémoire collective de la Shoah n’est pas en concurrence avec d’autres mémoires traumatiques mais qu’elle est fondée sur d’autres mémoires précédentes (2010). Dans le roman de Confiant, les mémoires individuelles de Fanon dans la guerre de l’Algérie — et les mémoires collectives que ses expériences personnelles suscitent parmi les lecteurs — heurtent ses premières mémoires de l’époque de Vichy, ce qui démontre que la mémoire collective fonctionne en de multiples facettes sous forme de palimpseste. L’Insurrection de l’âme nous révèle donc beaucoup sur la perspective de Confiant, non seulement sur le personnage de Fanon mais aussi sur les passés antillais et algériens qui convergent et s’entrelacent.

1. La Dissidence : une forme de résistance antillaise

Suite à la débâcle française face aux Allemands, le maréchal Philippe Pétain demanda aux parlementaires de lui donner les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940 à Vichy. Ensuite, s’installa un nouveau régime répressif et autoritaire dans le sud de la métropole. De l’autre côté de l’Atlantique, les îles antillaises ne pouvaient pas échapper à son emprise, surtout parce que les représentants coloniaux — l’amiral Robert (haut-commissaire de la France aux Antilles), Constant Sorin (gouverneur de la Guadeloupe), et Henri Bressolles (gouverneur de la Martinique) étaient loyaux au régime de Vichy. Il y régnait une atmosphère de peur et de méfiance envers la population antillaise. Comme le note Éric Jennings, en octobre 1940, les conseils généraux en Martinique et en Guadeloupe furent dissous et les maires de couleur, qui avaient été démocratiquement élus, furent remplacés par des hommes politiques blancs qui soutenaient le régime de Vichy (2000 : 56). Le suffrage universel masculin fut aussi aboli en octobre 1940, et les citoyens redevinrent sujets de l’empire français. D’ailleurs, le régime s’attaqua à la culture créole en interdisant le carnaval et d’autres manifestations populaires comme la danse traditionnelle et le rhum (Jennings 2000 : 59). Ces interdictions étaient clairement racistes et cherchaient à imposer une culture homogène française partout où le régime était au pouvoir. Pour les Antillais, ces restrictions correspondaient à une forme de retour de l’esclavage aux îles, passé traumatique pour la conscience antillaise, d’autant que l’esclavage ne fut aboli définitivement qu’en 1848, moins d’un siècle auparavant. Comme l’explique Jennings, il était peu probable que les officiels évoquassent de manière explicite la mémoire de l’esclavage, de peur d’encourager la résistance populaire à ce nouveau régime ; cependant, ils avaient du mal à reconnaître que les réformes politiques de Pétain et de ses représentants aux Antilles pourraient être interprétées par la population locale comme un retour à une société d’asservissement et de soumission (2001 : 120). Les Antillais évoquent encore aujourd’hui cette période difficile, non pas de façon nostalgique mais plutôt négativement, ce qui est évident dans les mots qu’ils utilisent pour décrire cette époque. Comme je l’ai noté ailleurs, « the governors inspired such an atmosphere of terror, which has since been engrained into the Caribbean consciousness, that Guadeloupeans now describe the Second World War as ‘an tan Sorin’ […], and Martinicans as ‘an tan Robè’ » (Wimbush 2020 : 162).

La vie aux Antilles était difficile à cause de la pénurie de nourriture. Un blocus maritime britannique et américain avait été mis en place contre les forces de l’amiral Robert afin d’interdire aux Allemands de prendre possession des bâtiments de la marine française, ce qui empêcha l’importation des produits alimentaires. Par conséquent, la vie aux Antilles était rythmée par des restrictions et des tickets d’alimentation, alors que certains comptaient sur le marché noir pour survivre, souffrant ainsi de la flambée des prix. La population locale devait faire preuve d’une ingéniosité extraordinaire pour se nourrir ; un système de troc facilitait l’entraide entre les gens ; et ils devaient se débrouiller avec les produits qu’ils avaient à leur disposition dans les îles. Comme l’explique Kristen Stromberg Childers, ils utilisaient des pneus pour fabriquer des chaussures, ils cuisinaient avec de l’huile de noix de coco, l’alcool leur servait à fabriquer du carburant et le manioc leur servait à faire du pain (2016 : 44). Bien que ce fût évidemment une période très traumatique pour les Antillais, et une époque de faim terrible, il y avait quand même un bon côté à la chose : les Antillais pouvaient vivre de façon authentique et ils ne devaient plus s’assimiler à un style de vie français. Bref, selon Childers, cette période « represented a time of authenticity and self-reliance that has been lost in the subsequent years of assimilation to a ‘French’ way of life » (2016: 44).

Cependant, les Antillais ne se contentaient pas de rester les bras croisés devant tant de pénurie et d’injustice. Tant aux Antilles qu’en France métropolitaine, il y avait plusieurs formes de résistance contre les représentants de Vichy en soutien à la France libre, au gouvernement en exil de de Gaulle. Jennings remarque que les Antillais affichaient publiquement leur désapprobation du régime de Vichy en narguant les policiers chargés de maintenir l’ordre public, en organisant des manifestations illicites dans les rues et en criant « Vive de Gaulle » pendant les matchs de foot (2000 : 58). Les intellectuels avaient, quant à eux, leurs propres moyens de résistance. La revue Tropiques fut créée en 1941 par Aimé Césaire, Suzanne Césaire et René Menil, et dans leurs articles sur le patrimoine antillais, ils diffusaient des messages de liberté aux Antillais. La revue fut censurée par les autorités, et même par les auteurs eux-mêmes, à cause de son caractère révolutionnaire, et finalement, elle fut proscrite par les autorités en 1945 (Berthet 2018). D’après Jennings, ces formes d’opposition étaient ancrées dans l’histoire antillaise parce qu’elles reflètent « à la fois une tradition locale de non-coopération […] et un esprit de résistance focalisé contre les régimes autoritaires métropolitains, que ce soit en 1802, 1851 ou 1940 » (2000 : 58).

Le passage en dissidence peut être considéré comme un autre clin d’œil à l’histoire antillaise ; c’est-à-dire qu’il représente « un équivalent contemporain du marronnage » (Burton 1978 : 2-3). Tout comme les esclaves qui avaient essayé auparavant de s’évader loin des colons vers les hautes collines des îles, les dissidents fuyaient les îles où régnaient la faim, la peur et la répression. Entre 1940 et 1943, de 4 000 à 5 000 jeunes, hommes et femmes, s’échappèrent aux îles anglaises de la Dominique et de la Sainte-Lucie, au risque de leur vie (Jennings 2000 : 60). Les dissidents étaient noirs pour la plupart, mais il ne faut pas oublier non plus que des Békés blancs participèrent à la résistance à leur façon, en contribuant au putsch militaire contre l’amiral Robert en 1943. Le voyage aux îles anglaises coûtait très cher parce que les dissidents devaient payer aux passeurs — des pêcheurs qui savaient bien naviguer entre les eaux périlleuses, dans des barques précaires, au milieu de la nuit — une somme élevée, entre 500 et 1000 francs pour faciliter le passage (Jennings 2000 : 64). Les dissidents étaient donc forcément des gens de la classe moyenne qui avaient les moyens de payer les passeurs. D’ailleurs, ils risquaient la peine de mort s’ils étaient capturés par les autorités. Childers note que participer à la dissidence n’était pas une décision à prendre à la légère, à cause des conséquences éventuelles : « over eighty people were sentenced to death by military tribunals for venturing this escape ; others when caught were sentenced to hard labour in prison camps in French Guyana » (Childers 2012 : 420). Après avoir traversé le canal de la Dominique, ils rejoignaient les Forces françaises libres. Ils recevaient une formation militaire au Canada ou aux États-Unis, avant de traverser l’Atlantique pour combattre aux côtés des troupes métropolitaines en France ou en Afrique du nord.

Partir en dissidence était un choix volontaire. Ceux qui aimaient la France étaient poussés par un sentiment fort de patriotisme envers « la mère patrie » ; ceux qui étaient assimilés à l’empire français croyaient même qu’ils avaient le devoir de rallier la défense du pays qui leur avait tant donné en échange. Néanmoins, en réalité, d’autres motivations amenèrent les Antillais à résister. Certains cherchaient l’aventure et la gloire personnelle ; d’autres voulaient échapper au chômage et à la misère qui dominaient sur les îles ; d’autres encore croyaient à la rumeur populaire, expliquée par Robert dans ses mémoires intimes, que de Gaulle était un général noir qui désirait libérer la population noire du joug colonial et que la dissidence était soit sa femme, soit une autre île contrôlée par les blancs (Robert 1978 : 28). Certains historiens considèrent cette explication comme une insulte visant à discréditer l’importance de la résistance antillaise, mais quand même, ce raisonnement semble « illustrer toute la richesse et la complexité de la contestation populaire aux Antilles » (Jennings 2000 : 65). Il est peu probable que cette rumeur compta dans les motivations de Fanon, qui était un jeune patriote qui avait du mal à voir sa France tant aimée détruite par les ennemis allemands. Confiant met l’emphase sur son patriotisme dans un dialogue imaginé entre le personnage de Frantz Fanon et son ami Milo qui, jeune adolescent, veut voler les réserves d’or de la France stockés au Fort Desaix pour pouvoir s’acheter un ranch en Patagonie. En découvrant le complot, Frantz lui rétorque avec indignation : « Milo, tu n’as pas honte ? Notre pays est piétiné, écrasé sous la botte teutonne et toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que d’essayer de lui dérober ses réserves d’or. Mais quelle espèce de Français es-tu donc ? » (Confiant 2017 : 60). Confiant révèle l’amour de Frantz pour la France à travers des verbes exprimant une émotion forte, comme « piétiner » et « écraser », quand il reproche à son ami de ne pas être à la hauteur de la France. Il avait dix-sept ans et ne savait pas que plus tard, il lutterait contre le pouvoir colonial français.

2. Le Rôle de Fanon dans la dissidence, selon Confiant

Dans L’Insurrection de l’âme, Confiant raconte le début militaire de Fanon comme dissident. La structure du texte renforce la dominance de cet épisode dans la vie de Fanon. Il est frappant que, généralement, Confiant utilise la première personne pour raconter les péripéties de Fanon pendant la Deuxième Guerre mondiale ; soit dans le chapitre qui est dédié à la narration de ses expériences dans la dissidence, soit dans un encart qui apparaît entre parenthèses au milieu du chapitre et qui a la fonction d’une note de journal intime. Écrire en première personne redonne vie aux expériences de Fanon et crée un impact immédiat sur le lecteur, qui ressent en même temps que Fanon et la peur et le patriotisme. D’ailleurs, Confiant distingue entre les passés antillais et algériens de Fanon en changeant le nom de son personnage principal : quand il fait référence à son travail de médecin et à son rôle dans le Front de libération nationale en Algérie, il l’appelle « le Dr Fanon », alors qu’il n’utilise que son prénom, « Frantz », pour parler de des premières expériences du jeune homme en Martinique. Cette stratégie littéraire semble avoir plusieurs fonctions. Non seulement elle met l’emphase sur le jeune âge de Fanon lorsqu’il quitta la Martinique pour la première fois — il n’était qu’un gamin qui n’avait pas de statut social ni professionnel à l’époque — mais aussi, elle marque une rupture entre les identités de Fanon. Avant de partir en dissidence, il est identifié comme Frantz, un jeune homme naïf et innocent qui croit au besoin de contribuer à la défense de sa patrie ; après avoir combattu comme volontaire en Afrique du nord, il devient « Frantz Fanon », un homme amer qui se rend compte des inégalités raciales au cœur du projet colonial de la France.

Nous voyons les premiers signes de son esprit révolutionnaire dans l’ouvrage, lorsque la famille écoute la radio de la BBC en cachette avec des amis. La famille de Frantz n’a pas son propre poste de radio, symbole qu’elle n’a pas énormément de moyens, mais ils rendent visite à leurs amis qui partagent de la viande avec eux et qui leur facilitent l’écoute de la radio britannique. Ici, le personnage de Frantz témoigne de l’admiration profonde pour de Gaulle : « d’entendre cette voix grave, profonde, un peu martiale, me transforma immédiatement en fervent partisan de celui dont elle émanait : le général de Gaulle » (Confiant 2017 : 69). De Gaulle devient donc pour lui un héros qui fait tout pour libérer la France de l’emprise nazie, et Frantz veut l’imiter. C’est à partir de ce jour-là qu’il compte partir en dissidence avec son ami Marcel Manville. Il n’en raconte rien à personne, sauf à sa mère qui, demi-Alsacienne, était particulièrement affectée par l’invasion allemande de la France métropolitaine. Dans l’ouvrage de Confiant, Frantz part le jour du mariage de son frère Félix, après avoir volé un coupon de tissu à son père qu’il avait ensuite vendu pour pouvoir payer les deux mille francs exigés par les passeurs pour faciliter son passage (Confiant 2017 : 229-233). La biographie de Macey confirme ces détails ; Macey explique que Fanon était encore à l’école à l’époque et il ne pouvait pas se permettre de payer son passage lui-même (2012 : 87). Il est ainsi évident que l’ouvrage de Confiant est basé sur des faits réels de la vie de Fanon, qu’il a tirés de textes et documents officiels, même s’il utilise des techniques littéraires et stylistiques afin de démontrer l’importance de cet épisode dans sa vie personnelle et intellectuelle.

Relativement peu de texte est dédié à une description du voyage à travers le canal de la Dominique, ce qui est assez surprenant quand l’on pense que ce fut la première fois que Fanon quittait son île natale. Or, dans les quelques paragraphes de description du voyage racontés à la troisième personne dans le chapitre neuf, Confiant dresse une atmosphère de tension : les dissidents retiennent leur respiration pour paraître invisibles sur la mer, et ils ont peur d’entendre le ronronnement d’un moteur des patrouilleurs de l’amiral Robert (Confiant 2017 : 235). Dans cette description du voyage, Confiant mêle des langues différentes pour souligner la complexité linguistique de cette situation. Le français reste la langue privilégiée de la prose, mais le créole y est introduit dans les dialogues entre passeurs et dissidents, suivi d’une traduction en français pour que les lecteurs francophones comprennent ces dialogues (Confiant 2017 : 235). De plus, Confiant fait usage de l’anglais lorsque les dissidents, arrivés à la Dominique (île anglophone), parlent avec des officiers britanniques en lutte contre le nazisme, et encore une fois, cet échange est traduit en français pour permettre la compréhension des lecteurs (Confiant 2017 : 236). Ainsi, Confiant attire notre attention sur la collaboration transatlantique et transculturelle dans la lutte contre l’invasion allemande. Les actions de Frantz s’inscrivent dans une coopération large entre Britanniques, Français membres de la France Libre et Antillais.

Frantz arrive sain et sauf à la Dominique. Si Confiant ne s’attarde pas sur les éléments pratiques de son voyage dans ce chapitre, il préfère privilégier son sentiment de déception et d’oisiveté à son arrivée dans l’île britannique. Frantz espérait rejoindre de suite les Forces françaises libres en métropole pour pouvoir faire son devoir patriotique, mais il découvre qu’il va être transféré dans un camp militaire aux États-Unis, ce qui ne l’enchante pas. Il s’ennuie parce qu’il n’a pas l’autorisation d’aller en ville et il n’a pas ses livres avec lui ; et finalement, il apprend qu’il va simplement retourner en Martinique. Il est déçu, selon Confiant, et se demande s’il a risqué sa vie pour rien : « avait-il donc pris le risque de la traversée du canal de la Dominique pour rien ? » (Confiant 2017 : 237). Cette question rhétorique révèle les réflexions internes de Frantz. Il est désespéré parce qu’il voulait être dans l’action ; il était prêt à se sacrifier pour l’amour de sa patrie, et est déçu de ne pas pouvoir le faire. Cependant, il ne sait pas encore qu’alors qu’il se trouve à la Dominique, la Martinique est en train d’être libérée de l’emprise de l’amiral Robert. En fait, comme nous le résume Jennings, le nouveau Comité martiniquais de libération nationale organisa des manifestations pacifiques et interdites à Fort-de-France en juin 1943, et les meneurs furent arrêtés. En réponse à cela, 10 000 personnes descendirent dans les rues et les soldats du camp de Balata se mutinèrent pour soutenir la dissidence. Au début du mois de juillet, Robert n’eut d’autre choix que de capituler et Henri Hoppenot, rallié à la France libre, le remplaça (Jennings 2000 : 62). Confiant ne fournit pas beaucoup de détails historiques sur la libération de la Martinique dans L’Insurrection de l’âme, puisque son point central est la vie (et la mort) de Fanon, et par conséquent, il se focalise plutôt sur les réactions émotionnelles de Fanon suite à la destitution de l’amiral Robert. Néanmoins, il fait allusion au fait que la Martinique se libéra du régime autoritaire de Vichy beaucoup plus tôt que la France métropolitaine, et ainsi, il ancre son ouvrage dans la fidélité historique : « du coup, la Martinique passa sous contrôle gaulliste du jour au lendemain, si bien que les dissidents, qui se tournaient les pouces à l’île de la Dominique, purent regagner leurs pénates en toute sécurité, ce que Frantz s’empressa de faire » (Confiant 2017 : 238). Frantz, quant à lui, est accueilli de retour à la maison. Son père était en colère de n’avoir rien su du projet de départ de son fils, mais il se sentait fier puisqu’il était aussi patriote que son rejeton. Comme le constate Confiant, le père de Fanon « avait un gamin qui, à dix-huit ans à peine, avait montré qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour défendre la patrie française » (2017 : 239). Ici, Confiant démontre que le patriotisme est héréditaire dans la famille, et que Frantz partait en dissidence en partie pour que sa famille soit fière de lui. D’ailleurs, les dialogues entre Frantz et ses parents servent à nous rappeler son jeune âge, ce qui rend son expérience de dissident encore plus poignante ; il risquait sa vie pour sauver la France alors qu’elle avait à peine commencée.

Comme le texte de Confiant n’est pas raconté de façon chronologique, on ne suit pas immédiatement le parcours ultérieur de Frantz comme soldat volontaire dans l’armée française. Ses souvenirs imaginés de la Deuxième Guerre mondiale sont séparés par une narration plus objective, écrite par Confiant, des expériences de Fanon comme médecin à l’hôpital de Blida-Joinville pendant la guerre d’Algérie. Le fait de diviser ainsi ses souvenirs de guerre démontre jusqu’à quel point son attitude envers la France et son projet colonial fut bouleversée par son rôle dans la Deuxième Guerre mondiale. Le texte passe d’un moment historique à un autre en très peu d’espace narratif, mais les sentiments du personnage principal envers le pouvoir colonial n’auraient pas pu être plus différents.

Confiant reprend le fil de l’engagement de Fanon dans la Seconde Guerre mondiale dans le chapitre onze. Ce chapitre est narré entièrement à la première personne. Par conséquent, nous avons accès direct à ce que Confiant pense être les dernières pensées de Fanon, qui se trouve dans un hôpital aux États-Unis. Sur son lit de mort, il plonge dans ses souvenirs et réfléchit sur le vrai sens de la vie. Il est hanté surtout par le souvenir de son voyage sur le navire de guerre, le SS Oregon, qui le transportait en Afrique du nord où il était volontaire pour la guerre, suite à son expérience échouée à l’ile de la Dominique. Dans les mots de Confiant, ce voyage est comparé au voyage effectué par les esclaves qui furent transportés contre leur guise de l’Afrique aux Antilles en faisant allusion au « Passage du Milieu » : « mais ce qui en ce moment, de façon inexplicable, revient à ma mémoire le plus fréquemment est ce que j’ai appelé par dérision ma traversée du Passage du Milieu » (Confiant 2017 : 279-280). Le fait que Confiant évoque ici la mémoire de l’esclavage révèle que la conscience antillaise est marquée par ce trauma historique, mais on pourrait en déduire que c’est assez problématique de comparer deux voyages qui ne sont pas de tout pareils — Fanon n’était pas esclave et il voyageait vers l’Afrique du nord de façon volontaire. L’expression spontanée « par dérision » semble aussi un peu mal placée, étant donné le traumatisme provoqué par ce système d’oppression et d’exploitation. Le thème de l’esclavage continue dans la description du voyage à bord du SS Oregon. Frantz est surpris de se retrouver à fond de cale, dans une cabine très obscure, près de la salle de machines. Les conditions de voyage sont tellement terribles que les jeunes volontaires les comparent aux conditions dans les navires négriers. Son ami Marcel plaisante : « c’est le voyage triangulaire qui reprend en plein xxe siècle », et à cette plaisanterie, son autre ami Mosole réplique « oui, mais en sens inverse » (parce que les volontaires voyagent en direction de l’Afrique, et pas en direction des Antilles) (Confiant 2017 : 281). Cette allusion à un passé lointain, un passé qui n’est pas connu personnellement par les volontaires eux-mêmes mais par leurs ancêtres africains, révèle que les mémoires des passés traumatiques ne fonctionnent pas en couches séparées. Les souvenirs collectifs des passés s’entremêlent, s’entrecroisent, et les Martiniquais sont profondément marqués par l’histoire collective de leur pays.

À plusieurs reprises dans L’Insurrection de l’âme, Confiant évoque l’amertume de Fanon sur la façon dont les volontaires antillais et africains furent traités par les autorités militaires françaises. Cette désapprobation est particulièrement frappante dans le douzième chapitre, où l’on trouve une section à la troisième personne intitulée « Blanchiment des troupes coloniales ». Dans cet extrait, Confiant met en évidence l’attitude raciste des militaires français. Il raconte que chaque fois que le régiment bute sur l’armée allemande dans les Vosges, les tirailleurs sénégalais sont retirés de la première ligne parce qu’ils sont considérés inférieurs à leurs compagnons de lutte blancs ; les Antillais, par contre, ne sont pas écartés parce que bien qu’ils soient noirs, ils sont aussi français, comme leur rappelle le capitaine : « vous êtes des civilisés, vous autres ! Vous êtes quand même français depuis trois siècles, si je ne m’abuse. Donc vous défilerez comme nous autres… » (Confiant 2017 : 320). Frantz est en colère contre l’injustice subie par les volontaires africains, et il défend leur cause avec véhémence. Il est même scandalisé d’apprendre que c’est de Gaulle, l’homme qu’il a tant vénéré en tant que jeune antillais prêt à se sacrifier pour le bien de la France, qui a ordonné le retrait des tirailleurs sénégalais : « il sera ainsi proclamé de la même manière partout et près de vingt mille soldats d’ébène seront retirés du front du jour au lendemain. Sur ordre du… général de Gaulle ! » (Confiant 2017 : 323). L’usage de l’ellipse et le point d’exclamation, combiné à une phrase très courte, souligne l’incrédulité de Frantz qui se sent trahi par son ancien héros. Confiant va encore plus loin dans sa description de l’état mental de son protagoniste. L’auteur explique que lorsque Frantz est démobilisé et en attente d’être rapatrié à la Martinique, il sombre presque « dans une détestation totale d’une France qui, dans son esprit, avait cessé d’être la Mère-patrie » (Confiant 2017 : 323). Son attitude envers la France a été complètement bouleversée par ses expériences de guerre, et il devient de plus en plus critique envers les Français métropolitains, ainsi qu’envers les Antillais, pour leur obsession de la race blanche.

En retraçant le rôle de Fanon dans la Seconde Guerre mondiale, il devient clair que, pour Confiant, ses expériences comme dissident et soldat volontaire furent le fil conducteur de sa position anticoloniale et antiraciste. En France métropolitaine, Fanon vécut personnellement la discrimination raciale, ce qui provoqua son changement de camp politique plus tard dans sa vie. Alors, selon Confiant, il était un véritable héros martiniquais qui avait été déçu par le pouvoir français métropolitain. Mais qu’est-ce que cela nous indique sur le passé algérien de Fanon ? Comment les mémoires de ces deux passés s’entrelacent-elles dans l’ouvrage ?

3. L’Insurrection de l’âme : Un exemple de nœuds de mémoire ?

Le lecteur accompagne Fanon dans sa lutte pour soigner autrement musulmans et Européens traumatisés par les atrocités de la guerre d’Algérie, à l’hôpital de Blida-Joinville, en appliquant les principes novateurs, progressistes et humanitaires de la « psychothérapie institutionnelle » qu’il avait appris en France métropolitaine lors de sa formation. Il accueille même à l’hôpital des résistants blessés du FLN, au grand dam des autorités médicales. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, nous écoutons ses débats longs et passionnants avec les chefs du FLN, y compris avec son proche ami, Abane Ramdane, un des principaux activistes politiques et théoriciens de la révolution algérienne, dont il admire « à la fois la lucidité et la radicalité » (Confiant 2017 : 25). L’esprit algérien de Fanon se voit clairement à la fin du livre, lorsqu’il est sur le point de mourir. L’action dans le quatorzième chapitre se déroule au Maryland, aux Etats-Unis, où les médecins se désespèrent de l’état de santé de Fanon. Le chapitre s’ouvre avec les mots suivants : « Omar Ibrahim Fanon est au plus mal… » (Confiant 2017 : 351) ; le fait de commencer ce chapitre avec une référence à son nom arabe algérien, démontre la valeur de son identité algérienne à la fin de sa vie. Ses camarades de la Wilaya IV l’ont adopté comme véritable frère. Dans ce chapitre, nous apprenons aussi le désir de Fanon, exprimé dans son testament, d’être enterré en Algérie, malgré les difficultés que cela implique de traverser la frontière entre la Tunisie et l’Algérie. Tellement forte est l’identité algérienne de Fanon à la fin de sa vie, qu’il veut rester pour toujours dans la terre qu’il a adoptée comme patrie.

Pour Confiant, Fanon est autant algérien que martiniquais, et autant martiniquais qu’algérien. À travers son texte novateur, il cherche à faire connaître les deux facettes de l’identité du penseur, en alternant ses mémoires personnelles des deux lieux fondateurs de son existence : la Martinique et l’Algérie. Comme il le précise dans un entretien au journal Le Point en juillet 2017, « Fanon est un personnage trop complexe, de zigzags constants, pour se prêter à une simple biographie. Sa vie est un puzzle ». Ainsi, Confiant s’éloigne de la linéarité littéraire afin de représenter la complexité de l’identité de Fanon. Bien que, comme j’ai argumenté dans la première partie de cet article, Confiant mette plus d’insistance sur les premières expériences de Fanon aux Antilles pour combler les lacunes de nos connaissances sur ce sujet, il s’efforce aussi de démontrer comment ses expériences aux Antilles et en Algérie sont connectées à un désir de combattre les injustices raciales et de corriger ce qu’il considère comme les erreurs catastrophiques du pouvoir blanc. Cette identité transculturelle de Fanon prend une autre dimension dans L’Insurrection de l’âme, car le texte est composé de mémoires imaginées de Fanon. Ce ne sont pas ses propres souvenirs mais des souvenirs collectifs restitués par Confiant à une époque d’extrême violence et de bouleversement.

Cette superposition d’identités proposée par Confiant nous fait penser au concept des « nœuds de mémoire » prôné par Sanyal, Silverman et Rothberg dans un numéro spécial de Yale French Studies sur la mémoire collective paru en 2010. Dans leur préface à cette publication, les auteurs notent l’émergence d’une conception multidirectionnelle de l’histoire et de la mémoire dans les productions culturelles françaises et francophones. Étudiant les relations entre des passés violents différents, ils constatent que la mémoire est dynamique et en palimpseste : la mémoire d’un évènement n’est pas transmise isolément mais toujours en référence à d’autres évènements traumatiques. Cependant, selon eux, on a eu tendance jusqu’à présent à isoler les mémoires des traumas, et surtout le trauma de la Shoah, à cause de sa nature atroce sans précédent. Ils expliquent que « despite the memory boom of the 1990s and the attendant rise of trauma theory in the past decades, there remains a tendency to consider traumatic events — and the Holocaust in particular — as singular, incomparable, and unrepresentable » (Sanyal, Silverman et Rothberg 2010 : 1). On pourrait même dire que la comparaison entre la mémoire de la Shoah et celle des autres génocides historiques est devenue quelque chose de tabou. Or pour ces trois intellectuels, il serait productif d’examiner comment notre mémoire de la Shoah est informée par les histoires de la colonisation et de la décolonisation, sans pour autant nier la singularité de cet évènement traumatique :

Without relativizing the singularity of diverse histories of violence, this volume probes the points of contact between the memories and legacies of genocide, colonialism, and slavery in a world defined both by decolonization and the aftermath of the Shoah. The volume thus contributes to the emergence of a pluralized conception of history and memory, one that investigates the points of contact between different legacies of historical trauma, and in so doing, illuminates the layered structure and unpredictable energy of collective memory (Sanyal, Silverman et Rothberg 2010: 2).

Dans son intervention propre dans Yale French Studies, Rothberg résume les origines du modèle de « nœuds de mémoire », que les trois universitaires appellent en anglais, « multidirectional memory ». Rothberg commence par une critique du projet de mémoire de Pierre Nora (1984-1992) — critique très largement répandue dans des sphères universitaires — dans laquelle il dénonce la polarisation des concepts d’histoire et de mémoire, et l’absence presque complète du passé de la France comme bastion impérial (Rothberg 2010 : 4). Au lieu de se focaliser sur les « lieux de mémoire » prônés par Nora, modèle de mémoire plutôt statique et qui fonctionne sur l’hypothèse que les mémoires appartenant à des groupes et des communautés distinctes n’entrent pas en contact avec les mémoires d’autres groupes, Rothberg préfère la notion de « nœuds de mémoire ». Pour lui, cette image d’un entrecroisement complexe des mémoires correspond mieux à la réalité. Il l’explique ainsi :

A project oriented around nœuds de mémoire, on the other hand, makes no assumptions about the content of communities or their memories. Rather, it suggests that “knotted” in all places and acts of memory are rhizomatic networks of temporality and cultural reference that exceed attempts at territorialization (whether at the local or national level) and identitiarian reduction (Rothberg 2010: 7).

Alors que ses propres recherches portent sur l’entrelacement de la mémoire de la Shoah avec les autres mémoires traumatiques d’après-guerre — son ouvrage Multidirectional Memory : Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (2009) en est l’exemple le plus édifiant — il est aussi désireux d’appliquer son modèle à une variété de contextes historiques et culturels qui n’ont rien à voir avec la Shoah. Pour lui, le concept de « nœuds de mémoire » requière une approche transnationale collaborative afin de révéler les liens illimités entre les histoires, les cultures et les mémoires.

En appliquant ce concept à l’ouvrage de Confiant, il devient évident que nos mémoires collectives de la guerre d’Algérie sont toujours en corrélation avec nos mémoires d’un autre événement précédent : la Deuxième Guerre mondiale. Les liens entre ces deux moments historiques importants sont incarnés par le personnage de Fanon qui joue un rôle primordial dans les deux conflits. Confiant fait donc usage de la littérature non seulement pour nous informer de la position de Fanon dans la dissidence antillaise, mais aussi pour nourrir les débats sur la mémoire collective. Il nous rappelle que la mémoire partagée n’est pas en concurrence avec des mémoires antérieures, mais que les mémoires des évènements passés ont une relation génératrice avec d’autres mémoires.

Conclusion

Ce qui est devenu clair, c’est qu’en écrivant L’Insurrection de l’âme, Confiant cherche à transmettre une image plus complexe de Fanon. Il veille à relever son importance dans le passé collectif de la Martinique, une partie de sa vie peu connue aujourd’hui par la population locale et par le monde universitaire, tout en soulignant son identité double : antillaise-algérienne. L’intérêt que Confiant porte aux épisodes méconnus de la vie de Fanon fait écho à la fascination récente pour sa biographie intellectuelle et politique, illustrée, entre autres ouvrages, par la bande dessinée Frantz Fanon (2020), créée par Frédéric Ciriez et Romain Lamy, qui raconte de façon graphique la rencontre entre Fanon et Sartre en août 1961.

Confiant, quant à lui, poursuit l’analyse des liens entre les trajectoires antillaise et algérienne avec un nouveau roman, Du Morne-des-Esses au Djebel (2020), texte qui souligne le parcours de milliers des soldats antillais dans la guerre d’Algérie. Dans cet ouvrage récent, il montre que les peuples antillais et algériens sont liés par une histoire commune, tandis que dans ses premiers romans, il s’intéressait plus étroitement à l’histoire antillaise, et surtout à la dissidence. En effet, la dissidence est un sujet qui apparaît au cœur de son œuvre fictionnelle, comme le constate H. Adlai Murdoch : « the under-represented Robert period of Martinican history assumes both relevance and resonance in Confiant’s work » (Murdoch 2007 : 72). Des textes comme Le Nègre et l’Amiral (1988), La Lessive du diable (2000), et La Dissidence (2002), abordent tous cette période de résistance et soulignent les efforts courageux de ceux qui voulaient protéger leur patrie à tout prix. Pour Confiant, il est primordial de valoriser les exploits des dissidents dans sa littérature, surtout parce que le mouvement manque de reconnaissance officielle des autorités françaises (Toureille 2013). L’Insurrection de l’âme n’y fait pas exception. En mélangeant fiction et réalité, Confiant atteste que les expériences de Fanon en tant que volontaire des Forces françaises libres, constituèrent un tournant décisif dans sa lutte contre les pouvoirs coloniaux.

Bibliographie

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