Préface de la réédition du Tome 1 des "Années Créoles--La Catastrophe" de Michel Tauriac aux éditions Scitep

17/05/2022 - 11:28
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Intro

     A la demande de la directrice des éditions SCITEP, Mme Mylène De Fabrique, j'ai rédigé la préface ci-après du Tome 1 de la saga concernant la Martinique de l'écrivain français Michel Tauriac, saga intitulée "Années créoles". Ce tome 1 a pour titre "La Catastrophe" et fait revivre le "Petit Paris des Antilles" c'est-à-dire la ville de Saint-Pierre (Martinique) avant et pendant l'éruption qui la détruisit, elle et ses 30.000 habitants, le 8 mai 1902...

Texte

UNE FRESQUE IMPRESSIONNANTE DU SAINT-PIERRE D’AVANT L’ERUPTION DE 1902

   Le 8 mai 1902, la montagne Pelée entra en éruption et détruisit la ville de Saint-Pierre de la Martinique et ses quelques 30.000 habitants. Cette catastrophe eut une résonance mondiale qui éclipsa un temps la célèbre éruption du Vésuve en l’an 79 qui fit 3.000 morts soit dix fois moins, rayant de la carte les villes de Pompéi et Herculanum. Surnommée par les uns « La Venise des Antilles » à cause de ses « dalots » (caniveaux) dans lesquels coulaient en permanence une eau claire et rafraichissante descendue de la montagne ou « Le Petit Paris des Antilles » à cause de sa richesse, de son théâtre (réplique exacte, en plus petit, du théâtre de Bordeaux), de sa Bourse, de son tramway hippomobile et de ses lampadaires électriques, celle qui fut longtemps capitale de l’île, avant d’être remplacée par Fort-de-France, se targuait d’être la plus industrieuse et la plus culturellement avancée de toutes les villes de l’archipel des Antilles après La Havane.

   S’y concentrait, en effet, les riches négociants békés (blancs créoles) et grands planteurs de canne à sucre, l’élite mulâtre (rejetons presque exclusivement d’hommes blancs et de femmes noires) exerçant le plus souvent des professions libérales ainsi qu’une population noire très active composée de travailleurs du port (gabariers, portefaix, charbonnières etc.), chaque groupe ethnique se partageant un secteur de la ville : celui du Fort à l’aristocratie blanche ; celui du Mouillage à la bourgeoisie mulâtre ; le bien nommé La Galère aux Noirs. C’est dire que près d’un demi-siècle après l’abolition de l’esclavage (le 22 mai 1848), les clivages entre les trois composantes principales de la société martiniquaise étaient encore fortement marqués. Entre temps, à celles-ci, étaient venues s’ajouter deux autres, les Indiens et les Chinois, qui firent souche au fil du temps, mais qui en 1902, étaient encore peu visibles.

   L’éruption de la Pelée, dans laquelle périt le gouverneur de la Martinique venu rassurer la population en ce jour d’élections ainsi que son épouse, suscita une abondante littérature à la fois scientifique, journalistique, historique et fictionnelle. Le roman de Michel Tauriac, écrivain français, s’inscrit dans ces deux dernières catégories, cela avec un titre, La Catastrophe, qui dans sa sécheresse, sa nudité même, exprime d’emblée l’ampleur de l’événement et son caractère terrifiant : les Pierrotins périrent, en effet, en l’espace de quelques instants, non pas à cause de coulées de lave, mais suite à une sorte d’explosion ou d’implosion plus exactement des flancs du volcan, ce qui libéra ce qu’on désigna sous le joli nom de « Nuée ardente ». 30.000 personnes perdirent la vie en l’espace de 3 minutes ! Il n’en fallait pas plus pour déchaîner l’imagination des gens de plume et ces derniers ne s’en privèrent évidemment pas. La bibliographie concernant l’éruption du 8 mai 1902 est ainsi impressionnante et pas seulement en langue française et anglaise.

   Michel Tauriac, écrivain français (1927-2013), s’est employé, pour sa part, à décrire avec minutie la vie quotidienne des Pierrotins bien avant le jour fatidique, redonnant vie avec maestria aux luttes sociales et politiques qui virent s’affronter sans merci Békés et Mulâtres, les premiers accusant les seconds de vouloir ce qu’ils nommaient « la substitution » c’est-à-dire leur remplacement à la tête du pays. C’est que cette aristocratie avait déjà subi, en 1848, une première catastrophe : l’abolition de l’esclavage. Elle vouait donc une haine féroce à l’abolitionniste Victor Schoelcher, à la République, à la laïcité et à ceux qu’elles considéraient comme leurs suppôts insulaires à savoir les Mulâtres.  Une figure va émerger au sein de cette furia politique : celle de l’avocat et homme politique mulâtre Marius Hurard, virulemment hostile à la suprématie békée et à l’Eglise catholique. Très peu de Martiniquais d’aujourd’hui connaissent son nom et encore moins le rôle considérable qu’il a joué dans la lutte menée par les hommes dits « de couleur » pour imposer les valeurs du républicanisme dans une île marquée par trois siècles de féodalisme colonial. Directeur du journal Les Colonies, il attaquait avec une verve et une virulence sans pareil ses adversaires du très conservateur Le Bien public et du plus modéré, quoiqu’également béké, Les Antilles. C’est que le Saint-Pierre d’avant l’éruption était une ville lettrée qui comportait plusieurs quotidiens, des bibliothèques et un théâtre à qui il arrivait de recevoir des troupes venues d’Europe ou d’Amérique. Pour un article trop virulent (« un coup de journal » en créole), on recevait un « cartel », petite carte sur laquelle celui que vous aviez égratigné de votre plume vous convoquait à un duel dans la célèbre allée des duels du Jardin Botanique de Saint-Pierre. Impossible de s’y dérober sous peine d’être qualifié de lâche (« capon » en créole, vieux mot issu de l’ancien français) ou si l’on vous soupçonnait d’avoir averti la maréchaussée de l’heure et du jour du duel afin qu’elle intervienne et l’interdise. On vous surnommait alors « Coco-la-peur » comme ce fut le cas (à tort) de Marius Hurard.

   La reconstitution de la vie pierrotine par un auteur qui n’est pas Martiniquais et qui n’a fait que séjourner dans l’île aux fleurs ne laisse pas de stupéfier. Tout y est : du moindre détail, comme les différentes préparations du verre de rhum (punch, sek, foliba etc.), les coiffures et tenues des femmes-matador, l’activité bouillonnante du port, les bisbilles journalistiques et politiques, la vie libertine des jeunes békés et mulâtres etc. Cela sur fond d’affrontements sans merci entre deux classes rivales que rien ne semble pouvoir réconcilier. Curieusement, Michel Tauriac choisit d’attribuer leur vrai nom à certains personnages de l’époque comme le tristement célèbre Dr Lota, un médecin d’origine corse, farouchement opposé aux revendications des Mulâtres alors qu’il dissimule le nom du principal protagoniste, Hurard, derrière celui de Mureau ainsi que celui de grands békés. Qui doit-on reconnaître derrière le flamboyant patronyme de Raoul de Morne Cordier ? Par contre, un autre Béké, opposé à sa caste et ayant épousé une Mulâtresse, René Bonneville, est lui, désigné par son nom, celui d’un brillant romancier, lui aussi, méconnu de nos jours alors que ses livres, eux aussi, donnent une image saisissante de Saint-Pierre au XIXe siècle. Pourquoi avoir choisi de désigner les uns par des pseudonymes et d’autres par leurs vrais noms ? Mystère ! En tout cas, cela n’enlève rien à la qualité d’une fresque qui, miracle de la littérature, nous permet de pénétrer dans les arcanes de la vie pierrotine mille fois mieux que la plus fouillée des études historiques ou le plus précis des reportages journalistiques.

   D’autres romanciers, avant et après Michel Tauriac, se sont essayés à la reconstitution du Saint-Pierre d’avant 1902 et à la description de l’éruption ainsi que de la destruction de la ville. Parmi eux, Raphaël Tardon et son formidable La Caldeira (1949) se détache avec, chez lui également, une évocation extraordinaire du Petit Paris des Antilles et de ses joutes sociales et politiques. Mais aucun ne donne à voir avec autant de profondeur que l’auteur de La Catastrophe (1984) les ressorts psychologiques des principaux acteurs de l’époque. Dès lors se pose une question : quelles sont les frontières de la littérature martiniquaise ? Cette dernière doit-elle s’aligner sur le territorialisme des littératures européennes ou, au contraire, doit-elle faire fi des origines des auteurs dès l’instant où ces derniers parviennent à retranscrire la vie martiniquaise avec autant (et parfois plus) de précision, de sensibilité et de talent que les auteurs natifs ? En clair, un roman tel que La Catastrophe fait-il partie de la littérature martiniquaise ou n’est-il qu’un énième ouvrage d’un écrivain-voyageur qui en a publié aussi sur la Louisiane ou ce que l’on appelait l’Indochine ?  

   Notre position est très claire sur ce sujet : les ouvrages de Lafcadio Hearn, Michel Tauriac, Salvat Etchard, Jeanne

Hyvrard, Serge Bilé ou André Berthon font bel et bien partie de la littérature martiniquaise même si ces écrivains

 sont venus d’ailleurs. La littérature n’a que faire des frontières administratives, politiques, ethniques, religieuses ou

 autres. En effet, enlevez le nom de l’auteur (Tauriac) et donnez le texte (La Catastrophe) à lire à n’importe quel

 Martiniquais, il vous assurera que celui-ci ne peut être que l’œuvre d’un…Martiniquais bon teint.

Raphaël Confiant

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