Savoir et pouvoir des morts Paroles d'un fossoyeur en terre créole

par Raphaël Confiant

18/07/2022 - 12:14
Rubrique
Intro

Là où pour l’Occident, la mort ne profère aucun message, aucune parole, ici en Guadeloupe (comme dans d’autres cultures non-occidentales), la mort cache les secrets fondamentaux de la vie; elle est source d’un savoir et d’une sagesse.

Laennec Hurbon (Revue CARE n° 5, 1980)

Texte

Sommaire

Ailleurs, à Basse-Pointe (Martinique)
Allégeance multiple
Bati, fossoyeur à Basse-Pointe
Le cimetière
Le rêve et la mort
Savoir des morts
Pouvoir des morts
Diglossie magico-religieuse
Bati, un pratiquant surordonné
Bricolage rituel
Notes
Références bibliographiques

La littérature ethno-religieuse ne s’est guère intéressée au personnage du fossoyeur, bien qu’il ait joué, et continue de jouer, un rôle central dans les rites funéraires. En effet, le fossoyeur est partout – qu’il possède un statut socialement reconnu ou qu’il s’agisse d’une fonction assumée de manière non réglée – l’un des premiers fondateurs du groupe, du clan, de la tribu ou de la nation, puisqu’à travers le geste d’inhumer, non seulement il forge des “ancêtres”, défunts qui deviennent tels après un rituel d’élévation, instaurant une lignée dont pourront se réclamer les vivants, mais il sacralise dans le même temps l’espace vital du groupe, définissant les contours du territoire que ce dernier pourra réclamer comme sien. L’observance d’une période de deuil est, à cet égard, l’un des premiers fondements de la mémoire collective.

Toutefois, la place du fossoyeur comme spécialiste de l’inhumation semble plus particulièrement significative chez les chrétiens, d’une part, et les “animistes” négro-africains, d’autre part. Ailleurs, elle semble réduite à sa plus simple expression, car chez les hindouistes, les défunts sont le plus souvent brûlés sur des bûchers; chez la plupart des Amérindiens, l’acte d’inhumation est assumé collectivement par les proches, tandis que chez les musulmans, on les ensevelit presque à la sauvette, à même le sol, quasiment, sans pompes ni atours. Témoin, dans ce dernier cas, de cette inhumation que décrit l’écrivain sénégalais Malick Fall dans La plaie (1967: 21):

Dans son village natal, les corps étaient enterrés presque chauds; à peine avait-on pleuré un homme que sa tombe était ouverte, fin prêts les croque-morts et tournés vers l’est les officiants accourus.

Le fossoyeur – en tant que professionnel – est donc une figure forte du christianisme tel qu’il s’est développé en Europe à partir de la conversion de Rome et dans ses expansions coloniales aux Caraïbes et en Amérique latine. Cette figure contraste fortement avec l’apparat qui entoure les funérailles, surtout en terre créole où ces dernières apparaissent comme une revanche sur une existence médiocre, voire misérable. Emmanuel Lévinas (1993: 100) note à ce propos:

Les vivants enlèvent le déshonneur de la décomposition anonyme par l’honneur des obsèques. Ainsi transforment-ils le mort en souvenir vivant. Dans l’acte de l’inhumation, il y a une relation exceptionnelle des vivants avec les morts.

D’emblée, on y remarque une figure fantomatique, presque invisible, méprisée et redoutée tout à la fois: le fossoyeur est, en effet, le dernier vivant à être en contact avec le mort. Il est celui qui descend dans l’obscurité du caveau pour y ranger le cercueil, déplaçant, empilant, brisant parfois les restes des défunts antérieurs pour faire de la place. Il joue en quelque sorte le rôle de passeur, de “psychopompe” vers l’au-delà. Dans les cimetières exigus des Antilles, ces fameux “cimetières des pauvres” où existent majoritairement de simples tombes creusées dans la terre, recouvertes de sable et entourées de conques de lambi, surmontées de croix rudimentaires où se distingue à grand peine le patronyme du défunt tracé d’une main malhabile, le fossoyeur a la redoutable tâche de déplacer les morts. Par décision de l’autorité municipale, il ramasse régulièrement ossements et débris de cercueils des défunts qui n’ont plus de parents (en fait, les tombes qui ne sont plus visitées à la Toussaint) pour les jeter dans ce carré infâme du cimetière qui a pour nom la “fosse commune”. Quand les lieux sont trop petits pour en disposer, il doit même brûler ces restes désormais désacralisés. Cette deuxième inhumation, qui est en réalité une deuxième mort, pare le fossoyeur d’une aura encore plus effrayante, car cette fois-ci, il touche le mort, le manipule, le brûle et le réduit en poussière, l’effaçant ainsi définitivement de la mémoire des vivants.

Ce contact permanent avec la mort fait du fossoyeur un pourvoyeur permanent d’os, de parcelles ou de jus de cadavres à tous ceux qui, mèltjô (melchiors), manntô (mentors) et autres quimboiseurs font, en Martinique, profession de communiquer avec l’au-delà et de convoquer les esprits. Parfois, il arrive qu’il soit lui-même sorcier ou soupçonné de l’être par la communauté.

Ailleurs, à Basse-Pointe (Martinique)

Désireux d’approcher le personnage du fossoyeur, nous avons interrogé quatre informateurs dans différents points de l’île: l’un à Rivière-Pilote, au sud; le second à Fort-de-France, au centre; le troisième au Robert, au centre-est et enfin le dernier à Basse-Pointe, à l’extrême-nord. Nous avons finalement privilégié cette dernière commune, parce qu’elle est, avec Macouba, l’endroit de la Martinique où vivent le plus grand nombre de Martiniquais d’ascendance indienne. Celui où la pratique de l’hindouisme créole est la plus vivace et la mieux diffusée en dehors de cette communauté. Nous avons été également sensibles au fait que cette région de la Martinique a gardé trace de la présence amérindienne de la manière la plus spectaculaire qui soit: la douzaine de cupules creusées à même un énorme rocher de rivière plat, au lieu-dit Rivière Roche, gardent encore leur secret. “Table des apôtres”, avec ses 12 ou 13 polissoirs, creusée par quelque Marron? Ou au contraire lieu d’un culte au zémis, ces fameuses divinités des premiers habitants de l’île? Nul ne le sait vraiment.

Aux côtés des réminiscences amérindiennes et de la greffe hindouiste, la religion chrétienne et le tjenbwa (quimbois) nègre occupent l’essentiel de l’espace religieux à Basse-Pointe. Notre intérêt était au départ centré moins sur la pratique du métier de fossoyeur en tant que tel que sur le désir d’établir une photographie du syncrétisme religieux créole entre 1987 et 1992. Nous voulions comprendre, d’une part, comment les Pointois parvenaient concrètement à faire allégeance à des cultes aussi différents et d’autre part si la notion de syncrétisme largement utilisée pour décrire et définir les cultes afro-américains (vaudou haïtien, santeria cubaine, candomblé brésilien, etc.) avait, dans ce cas d’espèce, une véritable pertinence. Le fossoyeur, de par son positionnement dans le dispositif magico-religieux créole, nous sembla le mieux placé pour nous permettre de comprendre le fonctionnement du syncrétisme, non pas seulement à l’échelle de la société globale mais à celui du croyant/pratiquant.

Allégeance multiple

Cette belle formule de Simone Henry-Valmore (1988: 30) définit bien la religiosité créole sans pour autant préciser le positionnement des différents types de pratiquants:

Ainsi naître aux Antilles, ce n’est pas naître sans identité et sans dieu. Ce serait plutôt naître avec une surabondance d’identités et de magico-religieux.

En effet, à Basse-Pointe, il n’y a ni chrétiens ni hindouistes ni adeptes du tjenbwa mais une communauté qui fait allégeance de manière ouverte au christianisme, semi-ouverte à l’hindouisme et masquée aux pratiques sorcières “nègres”. Trois continents religieux s’entrechoquent dans l’imaginaire religieux des Pointois: celui de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Cela en terre antillaise et donc américaine, où malgré leur “désapparition”, selon le mot d’Edouard Glissant, les Amérindiens et leur culture n’ont pas totalement disparu des gestes quotidiens. Pêche1, petite agriculture et vannerie transportent encore de larges pans de techniques amérindiennes, et l’imaginaire créole, à travers les contes notamment, charrie, à l’insu des Pointois (et des Martiniquais en général), de forts éléments amérindiens, comme l’a montré Raymond Relouzat (1989). Ainsi les chrétiens les plus zélés n’hésitent pas à “faire des cérémonies de Bondyé-Kouli pour demander des grâces à Nagourmira ou à Maliyémen; les hindouistes les plus fervents font baptiser leurs enfants à l’église chrétienne, organisent leurs communions privée et solennelle et font inhumer leurs parents défunts à la suite d’une messe d’enterrement en bonne et due forme; quand aux adeptes du kenbwa – lesquels ne s’avouent jamais comme tels – ils prennent l’hostie à la messe le dimanche et participent incognito aux fêtes rituelles hindouistes. On aura compris qu’à Basse-Pointe règne une subtile hiérarchie magico-religieuse:

  • en haut: le christianisme avec son église de pierre, ses pompes et ses œuvres, religion officielle, celle que pratique avec force démonstrations la micro-élite locale.
  • au milieu: l’hindouisme, pourchassé jusqu’au début du XXe siècle par la hiérarchie catholique qui n’hésita pas à faire détruire des temples et des objets du culte (livres sacrés, statuettes, etc.), mais qui, à la faveur du réveil identitaire martiniquais de la fin des années 70, a regagné du terrain, acquérant du même coup une image plus ou moins prestigieuse. C’est ainsi que la revendication de l’“indianité” a revalorisé le Bondyé-Kouli aux yeux des Créoles noirs et mulâtres.
  • en bas: le tjenbwa, que certains ethnologues considèrent comme une dégénérescence du vaudou, décrété, dès les premiers temps de la colonisation, pratique diabolique digne des “barbares africains”, que beaucoup pratiquent mais que tout un chacun redoute.

On notera au passage que cette hiérarchisation religieuse ne correspond pas tout à fait à la hiérarchisation raciale héritée du système colonial, lequel plaçait:

  • en haut: le Blanc créole ou béké.
  • au milieu: le Mulâtre et les autres métis (chaben, kap, bata-siryen, bata-chinwa, etc.)
  • en bas: le Noir ou nèg.
  • au fond: l’Indien ou kouli.

Placé au dernier rang de l’échelle pigmentocratique de la société créole traditionnelle, l’Indien-Kouli en occupe, au niveau religieux, un rang supérieur à celui du Noir, y compris aux yeux des Békés qui accordaient à leurs travailleurs hindous de vieux hangars, des cases abandonnées ou des citernes hors d’usage (temple de l’Habitation Le Galion, dans la commune de Trinité) où ils pouvaient librement exercer leur culte. La raison, non explicite, d’une telle mansuétude était la volonté des planteurs blancs de vassaliser les Indiens-Kouli tout en les incitant à repousser toute forme d’alliance avec leurs alter ego noirs. A l’époque de notre enquête, il convient toutefois de noter que l’amélioration des conditions de vie des Indo-Martiniquais avait entraîné une indéniable revalorisation de leur statut social, d’abord à leurs propres yeux, ensuite à ceux de l’ensemble de la société martiniquaise, et donc pointoise. Le signe le plus frappant de cette évolution était que beaucoup de jeunes Indiens-Kouli déclaraient vouloir trouver leurs partenaires sexuels ou leurs conjoints au sein du groupe indien ou métis indien, alors que dans les décennies précédentes prévalait un souci de se fondre par métissage dans la population créole générale.

Bati, fossoyeur à Basse-Pointe

Notre informateur, l’unique fossoyeur de la commune de Basse-Pointe (et accessoirement de celle, voisine, de Macouba), surnommé par tous Bati, était un homme d’une soixantaine d’années, de “race” noire, légèrement métissé de blanc, qui ne parlait pratiquement que le créole bien qu’il put s’exprimer relativement correctement en français et qu’il sut lire le quotidien local, France-Antilles, qu’il utilisait, il est vrai, surtout pour ses pronostics du PMU dont il était un joueur assidu. Ce dernier élément révèle d’emblée qu’il n’y avait plus d’arrière-pays2à la Martinique au moment de notre enquête, car Bati suivait également à la radio et à la télévision les informations hippiques et parlait des hippodromes de Vincennes ou de Chantilly comme s’il les avait fréquentés, alors qu’il n’était jamais sorti de la Martinique de sa vie. Deuxième élément révélateur à ce niveau: l’ouverture sur les autres îles de la Caraïbe. Basse-Pointe est traditionnellement liée par ses marins-pêcheurs à l’île créolo-anglophone de la Dominique, que l’on aperçoit distinctement au large par beau temps; mais le fait remarquable était la présence de plus en plus forte de travailleurs immigrés haïtiens dans les bananeraies de la région. Ces derniers apportaient dans leurs maigres bagages certaines de leurs croyances liées au vaudou, et quand Bati s’est mis à évoquer l’érection d’autels contenant des crânes déterrés au cimetière, à notre question, “s ou konnèt an moun ki za fè lèspéryans-tala pou di vré?” (connaissez-vous quelqu’un qui a déjà réellement fait cette expérience?), il a répondu:

Enben… man konnèt an boug men sé an Ayisyen… man konnèt li… sé pa zôt kay dévwalé sa man di zôt la…
(Eh bien…j’en connais un, c’est un Haïtien… je le connais… ce n’est pas vous qui me trahirez…)

Le cimetière

A l’inverse de ses trois autres collègues que nous avons approchés, Bati n’était ni un fossoyeur honteux ni un marginal ni un alcoolique. Non seulement il assumait fièrement ses fonctions mais il s’était construit une sorte d’appentis au fond du cimetière, non loin de l’énorme falaise en contrebas de laquelle viennent s’écraser les vagues furieuses de l’Atlantique. Dans cette espèce de “case-à-outils” où il avait également construit un poulailler, il s’adonnait à de menus bricolages mais l’utilisait surtout pour se reposer l’après-midi, qu’il y eut enterrement ou pas, vivant ainsi en intimité permanente avec les défunts. Pourtant, il le reconnaissait volontiers:

Senmityè sé pa an koté ki sen.
(Le cimetière est un lieu de maléfices.)

Et d’éviter soigneusement de se trouver là aux deux heures, selon lui, les plus redoutables, à savoir midi et minuit:

Enben, sé mové lè… dé lè ki vréman, ou wè, ki ka frapé’w, sé midi épi minui. Davwè lè i midi gran lajounen, ou ka santi konsidiré sé an silans… ki ka anpôwté’w… s’ou wè sé minui, dépi ou bèkté an lapôt-la, lamenm ou za antré, ou za antré an chèr-dè-poul.
(Eh bien, ce sont de mauvaises heures… deux heures qui vous frappent vraiment, ce sont midi et minuit. Parce que quand il est midi, on sent une espèce de silence… vous emporter… quant à minuit, dès que vous êtes sur le pas de la porte du cimetière, vous entrez en chair de poule.)

(souligné par nous)

D’ailleurs, Bati prenait un bain rituel, sorte de geste purificatoire, chaque fois qu’il venait de procéder à une inhumation, et il n’est pas indifférent de savoir que le végétal utilisé pour ce faire est le “paroka” ou “ponm-kouli”, petit fruit sauvage de couleur orange apporté aux Antilles par les Indiens-Kouli au XIXe siècle, que ces derniers utilisaient dans leurs pratiques médicinales et pour agrémenter leurs repas:

Yo toujou di mwen lè ou wè ou sôti téré an moun, ki an bon vivan, ki an inosan, kisiswa sa i yé a, itilizé pawoka pou ou benyen.
(On m’a toujours dit que quand on vient d’enterrer quelqu’un, qu’il ait été un fêtard ou un innocent, quel qu’il ait été, il faut utiliser du paroka pour se baigner.)

Le rêve et la mort

Dans son appentis, Bati s’endormait fréquemment aux heures chaudes de l’après-midi, et c’est à ces instants-là que les morts entraient en communication avec lui. Jamais quand il était éveillé. Cette relation du rêve et de la mort remonte aux plus anciens temps de l’humanité. Dans l’épopée de Gilgamèsh, qui date de 35 siècles avant notre ère, le roi Enkidu rêve ainsi sa propre mort:

Mon ami, cette nuit
J’ai encore fait un rêve:
Le ciel vociférait,
Et la terre y faisait écho
Tandis que moi,
Je me tenais debout entre eux !
Il y avait là un gaillard, seul,
Aux traits sombres…
Il me transforma en pigeon
S’étant saisi de moi, il m’emmena
A la Demeure obscure, la Résidence d’Irkalla,
La Demeure d’où ne ressortent jamais
Ceux qui y sont entrés.

(traduit de l’akkadien par Jean Bottéro, 1992: 144)

Cette relation est due au fait que, comme l’explique Dominique Zahan (1963: 70) pour les Bambaras:

Le sommeil est considéré comme un voyage provisoire. Il est le “frère” de la mort qui est le plus grand voyage…

Les morts apparaissent aux vivants dans leurs rêves, soit pour leur faire des reproches ou les menacer, soit plus rarement pour leur donner des conseils. Il ne s’agit pas de n’importe quel décédé mais de ceux pour qui les funérailles ou l’inhumation n’ont pas été accomplies dans les règles ou qui ont perdu la vie de manière cruelle ou prématurée (femme en couches, bébé non encore baptisé, etc.). A notre question:

Kidonk an mounmô ka kontinyé viv an sèten mannyè kanmenm?
(Donc, d’une certaine façon, un mort continue à vivre?)

Bati nous répondit:

I ka kontinyé viv ann èspri. Sé toujou ann èspri… padavwè lè ou ka wè mounmô-a sé an sonj ou ka wè’y.
(Il continue à vivre par l’esprit. Toujours par l’esprit… parce que quand on voit un mort, c’est en rêve que ça se passe.)

Jean-Claude Schmitt (1994: 13) note à cet égard:

L’imaginaire de la mort et du devenir des morts dans l’au-delà constitue universellement une part essentielle des croyances religieuses des sociétés. Il prend des formes diverses, mais très largement attestées, parmi lesquelles les visions et les rêves occupent toujours une place de premier plan.

Il semble toutefois que dans la culture créole martiniquaise, il y ait au moins deux types d’apparitions de morts dans les rêves:

  • les morts qui se révèlent en priorité à ceux qui les sollicitent, en particulier aux possesseurs de crânes (et d’autres parties du squelette prélevés dans les cimetières), individus spécialisés dans la pratique du quimbois. Qui veut acquérir un crâne doit obligatoirement passer par un fossoyeur, lequel le négocie chèrement: entre 40 et 50 000 francs au moment de notre enquête, soit dix fois le SMIC (Salaire minimum interprofessionnel de croissance) mensuel. Un os du bras ou de la jambe se vendait autour de 30 000 francs et un clou de cercueil autour de 20 000. L’acquéreur du crâne vivra dans l’anxiété permanente car le mort ne cessera de le tourmenter pendant son sommeil, comme nous l’indique Bati:

Question:
Men moun-lan éti ou pwan tèt li a, mounmô-a, i pa ka jenmen viré kont ou an jou? Difèt ou tiré’y adan sèrtjèz li? I pa ka mandé’w an pèman an jou, an réparasyon?
(Mais le mort dont on a pris la tête, il ne se retourne jamais contre vous un jour? Il ne se révolte pas du fait qu’on l’a ôté de son ? Il ne vous demande pas réparation un jour?)

Bati:
I pa ka
mandé’w pèman. Mounmô-a ou tiré a pa ka mandé’w pèman. Men moun-lan ki ka sèvi di’y la, i ka toumanté’y. Sé li ki toumanté.
(Il ne demande pas réparation. Mais celui qui se sert de son crâne, il le tourmente.)

Question:
Ki mannyè m
ounmô-a ka toumanté’y?
(Comment le mort le tourmente-t-il?)

Bati:
A! I ka fè’y fè bétiz! I dèyè’y! I dèyè’y! Pandan i kouché lannuit, si i kité mounmô-a pwan “le dessus”3 anlè’y, i ka koumandé’y: “Lévé! Ay fè sa, lévé!”. Tout lannuit kon sa, kifè ou pé pa dômi…
(Ah! Il lui fait faire des bêtises! Il le harcèle! Il le harcèle! Pendant qu’il est couché la nuit, s’il laisse le mort prendre le dessus, celui-ci va le commander: “Lève-toi! Va faire ceci!” Toute la nuit! Ce qui fait qu’il vous est impossible de dormir.)

  • les morts qui se révèlent sans que nul ne les ait sollicités. Ceux-là sont des bienfaiteurs, comme l’explique Bati:

    Question:
    Délè yo ka di’w kon sa an mounmô pé vini ralé zotèy ou lannuit, fè tèl bagay kont ou?
    (Parfois, on vous dit qu’un mort peut venir vous tirer les orteils pendant la nuit et agir contre vous?)

    Bati:
    Bon… mounmô-a ki ka vini oti’w la, sé an byenfétè. Sé sé manman’w, sé sé papa’w. Sa za rivé papa mwen di mwen anba tèl bagay, tèl koté, alé, ni an lajan ka atann ou. Ou ka alé koté-a épi pou tout bon, ou ka jwenn lajan-an.
    (Bon… le mort qui vient vous chercher est un bienfaiteur. Qu’il soit votre mère ou votre père. Il est déjà arrivé que mon père me dise que sous telle chose, à tel endroit, se cache une somme d’argent. Vous vous rendez à l’endroit indiqué et pour de bon vous y trouvez l’argent.)

Mais, bon ou mauvais mort, la réapparition du défunt possède, aux Antilles, une signification historico-anthropologique très particulière: le rêve et la mort sont, à cause de leur impalpabilité/invisibilité, quasiment les seuls domaines que la colonisation n’a pas pu placer sous son emprise. Selon Laënnec Hurbon (1980: 13):

De l’Afrique aux Antilles, la déportation est pour l’esclave un processus de désappropriation de soi, qui va, en principe, jusqu’à la perte de toute mémoire. Dans la cale des navires, commence l’épreuve de déracinement irrémédiable. Hors de l’Afrique, c’est-à-dire de la terre, de son lignage, de ses coutumes, donc de ses ancêtres et de ses morts, c’est un dénuement absolu. Un cataclysme en vérité. Dans ce contexte, les premiers signes de résistance vont apparaître dans l’attention spéciale accordée aux morts…. Dans la formation de la culture antillaise, le rituel d’ensevelissement des morts paraît l’une des premières manifestations du refus d’adaptation à l’esclavage.

Savoir des morts

Dès le tout début de nos premiers entretiens, Jan-Ba nous avait intrigué en affirmant qu’un mort possédait “90 pouvoirs de plus qu’un vivant”:

Man ka di’w kon sa: mounmô-a ka ni 90 pouvwè an plis ki an vivan. An vivan, ou pé pa koumandé’y, men an mounmô sé an zèspri. Sé pa an kô, sé an zèspri. Ou ka fè mounmô-a fè sa ou lé ba’w. Sé pou sa man ka di an mounmô ni 90 pouvwè an plis ki an vivan. Ant byenfè, dèmi-fè, méchansté, tjwé, piyé, sé la pouvwè-a yé.
(Je vous le dis: un mort possède 90 pouvoirs de plus qu’un vivant. On ne peut pas commander un vivant, mais un mort est un esprit. Ce n’est pas un corps, c’est un esprit. Vous pouvez faire le mort faire ce que vous voulez qu’il fasse. C’est la raison pour laquelle je dis qu’un mort possède 90 pouvoirs de plus qu’un vivant. Entre bienfaits, demi-actions, méchancetés, assassinats, pillages, c’est là que réside le pouvoir.)

Cette formulation quelque peu mystérieuse indique pourtant très clairement que le mort, ou plutôt son esprit, sert à faire tantôt “le bien”, tantôt “le mal” c’est-à-dire à se venger de ses ennemis, à s’enrichir aux dépens d’autrui. Le pouvoir détenu par les morts s’appuie sur un savoir. Souvent, le mort sait où tel trésor a été caché et il en révèle l’emplacement à celui qu’il vient visiter en rêve. Jan-Ba nous en donna un exemple qu’il avait pu lui-même vérifier:

Misyé Loulou Ramaka, lafanmi Ramaka ki Baspwent, Akarè, lè misyé-a mô, i té ni an ti kannari lajan an ô – goudwonn yo té ka kriyé sa lontan – sé pyès 5 fwan an tan lontan. Alô mounmô-a té di fonséyè-a konté an sistenm wôch anlè masonn tèl kay. Kon masonn-lan té trè épé, i té pé séré kannari lajan-an…
(Il s’agit de monsieur Loulou Ramaka, appartenant à la famille Ramaka qui est de Basse-Pointe, du quartier Hackaërt. Quand le type est mort, il possédait une petite jarre pleine de pièces en or – on les appelait des “goudwonn” à l’époque – ce sont des pièces de 5 francs du temps jadis. Alors, il a dit au fossoyeur de compter un certain nombre de pierres dans tel mur de telle maison. Comme ce mur était très épais, il avait pu y cacher la jarre…)

Cette mansuétude des morts n’est jamais gratuite: le mort échange son savoir contre un service qu’il demande au vivant. Il s’agit d’un véritable troc. Dans le cas signalé par Jan-Ba, Loulou Ramaka se trouvait être un grand prêtre indien qui avait dû être enterré dans l’allée centrale du cimetière de Basse-Pointe, faute de place disponible au moment de son décès:

Sé an fonséyè yo ka kriyé Wobè ki té téré’y an mitan chimen-an. Men tout moun té ka pasé, ka alé-vini adan pasaj-la jikatan i rivé plat… enben, an sonj, Loulou vini di madanm li kon sa: “Si ou tiré mwen la mwen yé a, man ka ka ba zôt “de quoi vivre”4 men pa gaspiyé’y.”
(C’est un fossoyeur appelé Robert qui l’avait enterré au milieu du chemin. Mais tout le monde passait et repassait dans le passage jusqu’à ce qu’il devienne complètement plat… eh bien, en songe, Loulou est venu dire à sa femme: “Si tu m’enlèves de là, je te donne de quoi vivre, mais ne le gaspille pas.”)

La tête de mort, siège du savoir, doit être “nourrie”, nous dit Jan-Ba, sinon elle s’étiole et devient inopérante. Quand on a la chance de retrouver un crâne avec sa mâchoire inférieure encore en bon état – chose rarissime car c’est là la partie la plus fragile du crâne – on tient là un objet précieux qui se négocie beaucoup plus cher que les crânes habituels. C’est que les mâchoires servent à “former la parole”, à la “fabriquer” afin qu’elle résonne distinctement aux oreilles du vivant qui rêve, car souvent la parole des morts est incompréhensible. Elle se résume à une sorte d’interminable nasillement au sein duquel ne surnagent que de rares mots identifiables.

Pouvoir des morts

Jan-Ba déclara être d’accord pour nous révéler 89 des fameux 90 pouvoirs dont dispose un mort, mais pas le dernier, le 90e car ce serait là, prétendit-il, révéler le secret de la vie et de la mort. A l’entendre, le premier pouvoir des morts est celui de semer la zizanie entre les vivants, à l’instigation d’un possesseur de crâne de décédé:

Enben, ou ka viv byen épi madanm ou pa èkzanp. Zôt kon dé ti pwason nan dlo, enben moun-lan lé mété an zizanni, i ka koumandé tèt mounmô-a touvé monyen mété an trablati ant madanm épi misyé. Mwen ki ni tèt mounmô-a, man ka vini gadé kay-la oti koup-la ka rété a, man ka ba tèt-la apipré ladrès kay-la, tout ransèyman anlè’w. Alô tèt-la ka pati fè misyon’y...
(Eh bien, vous vivez en harmonie avec votre épouse, par exemple. Vous êtes comme des petits poissons dans l’eau, eh bien quelqu’un veut semer la zizanie, il commande à un mort de trouver le moyen de mettre une querelle entre madame et monsieur. Si c’est moi et que je possède une tête de mort, je viens observer où habite le couple en question, je donne à la tête à peu près l’adresse de la maison, tous les renseignements sur le couple. Alors, la tête s’en va accomplir sa mission…)

Cela n’est pas pour surprendre, si l’on se rappelle avec René Girard (1972: 380) que “avec le mort, c’est la violence contagieuse qui pénètre dans la communauté et les vivants doivent s’en protéger. Ils isolent le mort, ils font le vide autour de lui”. Le mort a donc le pouvoir de perturber l’ordre social, ce qui montre qu’il n’y a pas de séparation nette entre l’univers des vivants et le royaume des morts, comme l’enseigne pourtant la doctrine chrétienne. La conception de la mort que développe Jan-Ba est d’ailleurs fort curieuse puisqu’il distingue clairement deux périodes au sein de celle-ci:

  • celle pendant laquelle on se souvient encore des morts parce qu’ils sont encore présents dans la mémoire de leurs proches parents. Cette période dure environ deux générations, parfois trois.
  • celle pendant laquelle ils disparaissent de toutes les mémoires et sont donc définitivement morts.

Il semblerait que seuls les morts de la première période puissent être convoqués par les possesseurs de têtes de morts, parce qu’ils ont conservé des souvenirs de leur existence terrestre. L’activité du mort est donc fonction du souvenir qu’en ont les vivants. En d’autres termes, un mort n’est pas tout à fait mort tant que les vivants se souviennent de lui. Cette croyance expliquerait le culte des morts que représente La Toussaint à la Martinique et la pratique qui consiste, en cette occasion, à illuminer les tombes de ses proches comme celles des trépassés inconnus, disparus depuis longtemps, manière de leur redonner vie. Cette conception pourrait être rapprochée de celles de certaines ethnies malgaches qui déterrent leurs morts un an après leur décès et leur organisent à grand frais de nouvelles funérailles, moment à partir duquel ils deviennent des “ancêtres”, c’est-à-dire des esprits éternels. La différence entre monde malgache et monde créole réside dans le fait que dans le second, il n’y a pas de culte des ancêtres. Populations déplacées, emportées dans le maëlstrom de la conquête des Amériques, broyées culturellement et donc religieusement, les Créoles sont leurs propres ancêtres ou plus exactement sont sommés par l’histoire de s’en forger de toutes pièces.

Mais les tombes finissent par subir l’outrage du temps et la dernière demeure des esprits se dégrade définitivement. Il existe pourtant une exception notable à ce principe: le mort gardien de trésor (exécuté par le Béké pour le devenir) dont l’activité perdure par delà les temps. Et pour cause! L’esprit gardien du trésor est immortel parce qu’il est associé à quelque chose qui préoccupe en permanence l’homme: la richesse. De plus, cette richesse avec laquelle il se confond figure sous forme d’or, élément imputrescible qui s’oppose en cela au corps humain voué à la décomposition et donc à l’oubli.

D’autres pouvoirs détenus par les morts sont utilisés pour perturber l’équilibre psychique de l’individu, par exemple pour le faire tomber dans la boisson:

Moun-lan ka mandé mwen twa klou. Lè i lé mété’w dan labwason alô i ka pwan klou-a, i ka mété klou-a tranpé adan wonm. I ka mété klou-a asou non moun-la ki mô a. Ek moun-la ki mô a sé fini i ka fini, sé pa koumansé i ka koumansé. Sétadi pli i fini, pli wou, ou ka bwè wonm.
(Quelqu’un me demande trois clous. Quand il veut vous mettre dans la boisson, alors il prend le clou et le met à tremper dans du rhum. Il met le clou sur le nom du défunt. Et le mort, il est bien fini, il ne fait pas que commencer. C’est-à-dire que plus il finit, plus vous, vous buvez du rhum.)

Et Jan-Ba de nous égrener la liste des prétendus “89” pouvoirs d’un mort, pouvoirs au sein desquels les maléfiques l’emportent largement sur les bénéfiques.

Diglossie magico-religieuse

Sans qu’il s’en rende compte, les croyances liées à la mort et les pratiques funéraires de Jan-Ba reflètent un mélange de traditions chrétienne, hindouiste et africaine. S’agissant des rituels hindouistes, Ernest Moutoussamy (s.d.) écrit:

Des témoignages recueillis, il ressort qu’au début de l’immigration, certains Indiens ont tenté la pratique de l’incinération. Mais face à l’offensive du catholicisme et aux exigences de l’économie de plantation, ils durent renoncer très vite et accepter d’enterrer leurs morts.

S’agissant des coyances nègres, H. Migerel (1987: 47) note:

L’écroulement puis la disparition des vestiges des pratiques africaines n’a laissé émerger qu’un trait spécifique: le culte des morts.

Comment ces restes de cultes asiatique et africain parviennent-ils à subsister au sein du christianisme dominant? S’y fondent-ils sous le mode syncrétique? Ou au contraire assurent-ils leur pérennité en se dissimulant selon un système de “masques” selon l’expression de Michel Leiris? Pour tenter de répondre à cette difficile question, l’analyse des rites mortuaires nous semble la plus appropriée. En effet, à la Toussaint, les Indiens en profitaient pour offrir un repas rituel, appelé sanblani, à leurs morts de l’année d’avant. Selon Gerry L’Etang (1997: 339):

Le semblani se déroule une fois par an, le premier novembre. Il consiste en un repas rituel offert au défunt. Ce repas est composé de colombo de coq et d’écrevisses, de vadè, de pangnalon, de café et d’alcool.

Ce jour-là, Noirs et Mulâtres investissent les cimetières, qu’ils transforment, l’espace d’une soirée, en un lieu de vie intense: on s’asseoit au bord de la tombe, on s’adresse aux défunts, on leur donne des nouvelles, on discute entre amis, on grignote, on boit, on rit. On zay (drague) aussi entre adolescents. Ainsi beaucoup d’amourettes, qui plus tard se transformeront en relations durables, commencent-elles entre les ex-voto, les gerbes de fleurs artificielles décolorées par l’ardeur du soleil tropical et la blancheur inquiétante des caveaux. Cette non-séparation du royaume des morts et de celui des vivants chez les Créoles de toutes origines ethniques (hormis les Békés) ne s’opère pas sur le mode du mélange harmonieux des rites et des croyances, chose qui aboutirait nécessairement à une nouvelle forme de religion, ni non plus sur celui de la simple juxtaposition de ceux-ci sur un mode macaronique ou harlequinesque. Il nous semble que l’analyse que fait Jean Bernabé (1983) à propos de la distribution et de l’utilisation des langues à la Martinique, celle d’un continuum–discontinuum, pourrait être, analogiquement, appliquée au magico-religieux créole. On sait que Bernabé distingue, en effet, un double continuum linguistique:

 

Français standard   Français créolisé
       
Créole francisé   Créole basilectal

La ligne de frottement, celle du français créolisé et du créole francisé, forme un continuum. A Basse-Pointe, dans le discours et les pratiques du fossoyeur Jan-Ba en tout cas, on peut ainsi distinguer, dans un premier temps:

1. Catholicisme orthodoxe
(longtemps pratiqué par les seuls Békés à l’église de Balata qui, très symboliquement, est la reproduction miniature de la Basilique de Montmartre)
Catholicisme “négrifié”
(veillée mortuaire à la créole, pélérinages aux vierges de La Salette et de la Délivrande, cantiques de Noël, etc)
Kenbwa soft
(séancier, dôktè-fèy, dôwmèz etc.)

Kenbwa hard
(tjenbwazè, mèltjô, manntô etc.)

 

   
2. Catholicisme orthodoxe Catholicisme hindouisé
(autels où, autour des images de Jésus et de la Vierge, on place des bougies et on fait brûler de l’encens à la manière hindoue (puja)
Hindouisme christianisé
(assimilation de la divinité Mariémen à la Vierge Marie, de Maldévilin à Saint-Michel, etc.)
Hindouisme (quasi) orthodoxe
(enterrement selon les rites hindouistes, importation de livres et de statues de l’Inde, réapprentissage du tamoul, etc.)

Dans un second temps, il convient de prendre en compte le fait massif qu’il n’y a pas d’adeptes exclusifs du magico-religieux nègre ou de l’hindouisme orthodoxe, hormis les officiants de ces cultes (manntô ou mèltjô pour les Noirs / pousari ou prêtres hindouistes pour les Koulis) qui ne sont qu’une poignée d’individus. Il nous faut donc recomposer notre tableau de la manière suivante:

 

  Catholicisme orthodoxe  

 


 
Catholicisme négrifié   Catholicisme hindouisé
 
Kenbwa soft   Hindouisme mâtiné de christianisme

 

Puis, dans un troisième temps, cela pour prendre en compte les zones d’interpénétration du kenbwa et du Bondyé-Kouli:

  Catholicisme standard

 

 

 
   
Catholicisme négrifié Catholicisme hindouisé
   
Catholicisme hindouisé Hindouisme christianisé
   
Kenbwa hard Hindouisme orthodoxe

 

Comment le pratiquant fonctionne-t-il entre ces différents pôles? Un peu comme le locuteur de la conception bernabéenne qui distingue:

  • les locuteurs extra-ordonnés,
  • les locuteurs superordonnés (maîtrisant l’ensemble de l’échelle lectale),
  • les locuteurs surordonnés (maîtrisant moyennement la langue “haute” et assez bien la “basse”),
  • les locuteurs sous-ordonnés (ne maîtrisant que la langue “basse”).

Mais l’échelle magico-religieuse est beaucoup plus complexe que l’échelle sociolinguistique, puisque celle-ci comporte 7 pôles (comme le montrent nos différents schémas) alors que celle-là n’en comporte que 4. Les pratiquants extra-ordonnés sont les “Métropolitains” ou Zorèy de passage en Martinique pour une période limitée, qui fréquentent les églises chrétiennes sans être réellement sensibles à une quelconque différence au niveau de leurs coreligionnaires créoles, qui s’intéressent de manière exotique aux cérémonies hindouistes, qu’ils ont été les premiers à photographier et filmer, ou qui, plus rarement, par curiosité ou pour les besoins d’une recherche universitaire, pénètrent dans l’univers du quimbois. Les pratiquants superordonnés sont les Mulâtres, les bourgeois noirs, indiens et chinois. Les pratiquants surordonnés constituent le gros de la population martiniquaise: ils ont une connaissance moyenne du christianisme grâce au catéchisme et, pour les plus fervents, la lecture de la Bible, une connaissance également moyenne de l’hindouisme quand ils résident dans des régions comme Basse-Pointe, et une connaissance médiocre du quimbois. Les pratiquants sous-ordonnés sont les “spécialistes” du quimbois et les officiants du Bondyé-Kouli ainsi que leurs adeptes les plus fidèles.

Bati, un pratiquant surordonné

Notre fossoyeur de Basse-Pointe peut être considéré comme un pratiquant “sur-ordonné”, contrairement à beaucoup de ses collègues qui sont plutôt des “sous-ordonnés”. Ainsi faisait-il souvent allusion à ce qu’il appelait (en français dans son discours en créole) la légende des morts qui avait tout l’air de la résurrection générale des morts à la fin du monde, tel que le prévoit le

Bati:
Mé lè ou wè Latousen rivé, man pa ka rivé dômi… man kay kouché délè, man sôti an zafè mwen, man fatidjé men sé konsidiré an “légende des morts”. Man ka wè timanmay, ti bébé, tout kalté modèl enfirmité ki ni, bagay man pa janmen wè.
(Mais quand arrive La Toussaint, je n’arrive pas à m’endormir… je vais me coucher parfois, après avoir fait mes petites affaires, très fatigué mais c’est comme s’il s’agissait d’une “légende des morts”. Je vois des enfants, des bébés, toutes sortes de gens infirmes, des choses que je n’ai jamais vues avant.)

Toujours en relation avec le catholicisme standard, il s’affirmait protégé par un “ange gardien”:

Epi man ni an mounmô, sé konsidiré sé an zanj gardyen pou mwen. Sé konsidiré sé an zanj gardyen mé sé an kouli.

Cet Indien lui était apparu pendant qu’il construisait son appentis/poulailler au fond du cimetière. A un moment, il entendit une voix qui le hélait et crut qu’il s’agissait de son fils. Se dirigeant alors vers l’endroit d’où provenait la voix, il ne vit personne. Aussitôt, il se mit à injurier celle-ci, lui demandant de le laisser en paix. Au bout d’un quart d’heure, le même manège recommença. Bati s’écria alors qu’il savait pertinemment que le mort se trouvait là depuis le matin car le marteau qu’il utilisait lui glissait systématiquement des mains alors qu’il ne transpirait pas. La voix se tut et trois jours après, tandis qu’il dormait à côté de son épouse, le vyé ti kouli (vieil homme Indien de petite taille) se planta au bord du lit conjugal. Bati hurla de frayeur mais son épouse ne vit rien du tout et lui ordonna d’aller dormir au rez-de-chaussée. Le lendemain, le défunt lui apparut à nouveau et lui dit en plein jour cette fois-ci :

Mi mwen ! Ou té lé konnèt mwen…
(Me voici ! Tu voulais me connaître…)

Bati répondit en français:
Je suis à ta disposition pour le bienfait, non pour le mal.

Et l’apparition de lui révéler qu’à l’endroit exact où Bati était en train de construire son appentis, existait autrefois un senmityè kouli (carré du cimetière réservé aux Indiens). Mais il ne s’agissait pas du tout d’une violation de sépulture (puisque l’hindouisme ne pratique pas systématiquement l’inhumation) mais d’un dérangement, ce qui met Bati en relation directe avec le quimbois hard. Ce dérangement vient du fait que le vyé ti kouli se trouvait être le gardien d’un trésor en pièces d’or, qui avaient été enfouies au pied d’un poirier-pays. On connaît cette vieille coutume coloniale antillaise: le maître blanc qui veut protéger son trésor en cas de révolte des esclaves décide de l’enterrer dans un lieu connu de lui seul. Il fait un esclave lui creuser un trou où il cache son bien, puis il tue le nègre qu’il enterre à son tour au même endroit afin que celui-ci devienne le gardien du trésor.

Ce rêve de Bati peut être ainsi décrypté:

Catholicisme standard ---------- légende des morts (résurrection).
Ange gardien
 
Hindouisme christianisé ---------- vyé ti kouli enterré
(au lieu d’être brûlé).
 
Quimbois hard ---------- gardien de trésor enfoui

A propos du quimbois hard, il faut se garder de l’idée qu’il n’était lié qu’au seul univers des nègres. A la question de savoir quelle apparence avait le Diable, Bati nous répondit sans la moindre hésitation:

Djab-la sé an bèl Bétjé!
(Le Diable est un bel homme blanc créole!)

Le “mal” n’est donc pas lié, dans l’univers magico-religieux créole, à la seule “malédiction de Cham”, il a aussi partie liée à la cruauté des maîtres esclavagistes (la seule et unique partie visible du corps du dorlis ou incube, ce sont ses yeux bleus!) et à l’interdiction pour les gens de couleur de toucher à la femme blanche. Sur ce dernier point, Bati nous dit, toujours en relation avec ce même rêve:

Pannan man ka dômi, man ka wè sa. Man ka fè dé vizyon. Man ka wè man ka tonbé anba an falèz. Lè man ka tonbé an falèz-la, man ka wè an moun, toujou an madanm, abiyé tou dè blan, gran chivé konsidiré sé an milatrès. Man ka kriyé-é-é! Epi man ka wè’y ka tjenbé mwen flap!
(Quand je dors, je vois ça. J’ai des visions. Je me vois tomber d’une falaise. Tandis que je tombe, je vois quelqu’un, toujours une femme, habillée tout de blanc, avec des cheveux longs de mulâtresse. Je cri-i-i-e! Et je la vois me rattraper d’un coup!)

Bricolage rituel

 

Comme nous l’avons donc vu, Bati n’a pas “acheté son pouvoir” en passant, par exemple, un pacte avec le Diable. Il possède, à l’évidence, un don de médiumnité naturel qu’il a développé à son insu, par accointance en quelque sorte avec les morts. En effet, il semble victime d’une véritable persécution de la part des esprits avec lesquels il entretient une communication obsessionnelle. Mais Bati ne maîtrise aucun rituel et n’a été l’objet d’aucune initiation. Il est par conséquent contraint de s’adonner à du bricolage rituel, car rien dans la culture créole, rien dans son héritage culturel, ne lui a transmis une quelconque “maîtrise”. Il n’a appris aucun rite formel qui lui aurait permis de développer ses dons de médium. C’est pourquoi il ne contrôle absolument pas la communication qu’il entretient avec les morts, lesquels ont l’habitude d’intervenir de manière intempestive dans son espace-temps. Il devient, final de compte, l’instrument de ces derniers.

Alors, Bati, médium empêché?…

Notes

1 On consultera à ce propos, l’édition par Jean Benoist d’un manuscrit anonyme de 1776, “Dissertation sur les pesches des Antilles”, in Civilisations précolombiennes de la Caraïbe, Presses Universitaires Créoles, L’Harmattan, Paris, 1991, p. 225-286.

2 Nous ne partageons pas l’idée d’Edouard Glissant développée dans le Discours antillais (1981), selon laquelle l’exiguïté de la Martinique a empêché la constitution d’un arrière-pays culturel. A notre sens, jusqu’à la fin des années 60, le petit nombre de routes carrossables dans le Nord de l’île et le côté extrêmement montagneux de cette région ont favorisé l’émergence d’isolats culturels à Morne-des-Esses, dans l’extrême-nord (Basse-Pointe – Macouba – Grand-Rivière), où la culture traditionnelle créole (veillées mortuaires, musique bèl-air, etc.) a pu se développer de manière autonome.

3 En français dans le discours de l’informateur.

4 Idem.

Références bibliographiques

Anonyme, “Dissertation sur les pesches des Antilles” (J. Benoist éd.), Civilisations précolombiennes de la Caraïbe, PUC / L’Harmattan, Paris, 1991, p. 225-286.

BERNABE, Jean, Fondal-Natal, grammaire basilectale approchée des créoles martiniquais et guadeloupéens, L’Harmattan, Paris, 1983.

BOTTERO, Jean, L’épopée de Gilgamesh, le grand homme qui ne voulait pas mourir (traduit de l’akkadien), Gallimard, Paris, 1992.

CARE, revue (n° 5), La mort introuvable, Imprimerie guadeloupéenne des Editions Sociales, 1980.

FALL, Malick, La plaie, Les Nouvelles Editions Africaines, Paris, 1980.

GIRARD, René, La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972.

GLISSANT, Edouard :

  • Le Discours antillais, Le Seuil, Paris, 1981.
  • Poétique de la Relation, Gallimard, Paris, 1990.

HENRY-VALMORE, Simone, Dieux en exil, Gallimard, Paris, 1988.

L’ETANG, Gerry, La grâce, le sacrifice et l’oracle. De l’Inde à la Martinique, les avatars de l’hindouisme, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1997.

Le monde funéraire aux Antilles, Chambre syndicale des entrepreneurs de Pompes Funèbres de la Guadeloupe, Pointe-à-Pitre, sans date.

LEVINAS, Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, “ Le Livre de Poche ”, Biblio essais, Paris, 1993.

MIGEREL, Hélène, La migration des zombis, survivances de la magie antillaise en France, Editions Caribéennes, Paris, 1987.

RELOUZAT, Raymond, Le référent ethno-culturel dans le conte créole, L’Harmattan, Paris, 1989.

SCHMITT, Jean-Claude, Les revenants, les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, Paris, 1994.

ZAHAN, Dominique, , Imprimerie Darantière, Dijon, 1963.

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