De l'europhonie triomphante..., par Raphaël Confiant

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Les défenseurs du français savent-ils qu'il y a des centaines de millions de gens à travers le monde qui observent d'un oeil incrédule, teinté d'ironie ou d'irritation, le vaste pathos qu'ils mettent en oeuvre pour tenter de nous convaincre de la situation critique, sinon désespérée, de la langue de Molière ?

Texte

Les défenseurs du français savent-ils qu'il y a des centaines de millions de gens à travers le monde qui observent d'un oeil incrédule, teinté d'ironie ou d'irritation, le vaste pathos qu'ils mettent en oeuvre pour tenter de nous convaincre de la situation critique, sinon désespérée, de la langue de Molière ? Hélas, non ! Plaçons-nous donc un court instant du côté des incrédules. Que constatent-ils ? Que leur révèle un examen à froid et honnête de la situation linguistique du monde ? Tout bêtement le triomphe absolu de l'europhonie, mouvement qui a débuté avec la découverte des Amériques au XVe siècle et qui atteint son apogée aujourd'hui. Mouvement dans lequel la langue française trouve pleinement sa place, certes pas la première comme au XVIIIe siècle, mais tout de même en troisième position après l'anglais et l'espagnol. Une position que ne justifie absolument pas le nombre somme toute modeste de locuteurs ayant le français comme langue maternelle ou première.

Car allons droit au fait : qui parmi nous peut citer le nom d'un auteur tamoul ? le titre d'un roman en hindi ou d'une pièce de théâtre en indonésien ? Le Tamil Nadu comporte pourtant une population quasi égale à celle de la France (60 millions d'habitants) et dispose d'une langue et d'une littérature considérablement plus anciennes que ses alter ego français. Quant à l'Indonésie, elle compte 200 millions d'habitants, une langue également ancienne (le malais, en fait), une littérature brillante que les jurés du prix Nobel, généraux en chef de l'europhonie, ignorent superbement. Et je ne parle même pas de l'amharique (Ethiopie), du khmer, du philippin, du nahuatl (Mexique), du swahili et de tant d'autres langues dont personne ne connaîtra jamais la littérature.

Mais, dira-t-on, le monde arabe, la Chine et le Japon échappent à cette domination ! C'est qu'elle n'est donc pas si totale que cela. Là encore, il s'agit d'une erreur d'appréciation : les littératures arabe, chinoise et japonaise sont connues, appréciées et célébrées en Occident pour autant qu'elles ont signé leur reddition face aux genres littéraires occidentaux, faisant même allégeance au principal d'entre eux, le roman, au détriment des manières d'écrire propres à leurs cultures respectives. Elles auraient persisté, comme les littératures tamoule, hindi ou indonésienne, dans l'exploration d'une littérarité autochtone qu'elles n'auraient jamais "percé" sur le marché international.

AFFAIRE DE LANGAGE

L'europhonie est donc à la fois affaire de langue et affaire de langage. L'anglais, l'espagnol ou le français ne dominent pas seulement le monde en tant que langues mais aussi et surtout parce qu'elles imposent leur propre manière de penser le monde et de l'écrire. Le modèle romanesque europhone (dans ses déclinaisons balzacienne, joycienne, faulknérienne, néo-romanesque ou garcia-marquézienne) est un impératif catégorique pour tout écrivain non europhone qui désire être lu hors de son pays. L'Afrique noire dite "francophone" en est l'exemple le plus criant et le plus tragique. Où sont passées les belles épopées mandingues ? la poésie peule ? les récitatifs bantous ? Pas dans les oeuvres francophones qui nous sont données à lire depuis un demi-siècle en tout cas.

Mais, si j'ai parlé d'europhonie triomphante, c'est qu'il existe une europhonie dominée. Au coeur même de l'Occident, des langues et des visions du monde sont bâillonnées, étouffées, réduites à néant. Quel lecteur français moyen connaît le nom de Max Rouquette et sait qu'il a construit l'une des oeuvres les plus accomplies de la littérature hexagonale du XXe siècle ? Il avait, certes, l'immense tort d'avoir écrit en occitan. Qui connaît les romans magnifiques de Marcu Biancarelli dont le grand défaut est d'user de sa langue maternelle, le corse ? J'ai, pour ma part, la chance inouïe d'avoir pu naviguer entre la non-europhonie et l'europhonie triomphante puisque j'ai écrit cinq livres en créole avant de passer au français. En 1991, je publie un roman intitulé La Vierge du Grand Retour (Grasset), la même année que Ghjiacumu Thiers, autre grand romancier corse, dont l'ouvrage A Madonna di barca, développe exactement le même thème que le mien : au sortir de la deuxième guerre mondiale, une statue de la Vierge fut promenée à travers les campagnes françaises et dans les régions périphériques telles que la Corse et les Antilles, auxquelles elle était censée apporter bonheur et prospérité pour peu que les chers paroissiens acceptassent de se délester de leurs bijoux, argent et autres objets précieux lors de son passage. Résultat des courses : mon livre obtint sept recensions dans de grands journaux parisiens, celui de Thiers aucun, et cela même lorsque l'auteur se fut autotraduit en français un an plus tard.

Allez, messieurs les francophones, francophonistes, francophoniseurs, et autres francophonisateurs, sortez un peu le dimanche et regardez le vaste monde ! Il s'y trouve 5 894 langues autrement plus menacées que le français. Mais c'est vrai que nous l'affectionnons, cette fichue langue de Molière, de Mohammed, de Mamadou et de Ming !

Dernier ouvrage publié : Adèle et la Pacotilleuse (Mercure de France, 2005).

Raphaël Confiant

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