Il fallait toute la puissance poétique d'Ernest Pépin pour rendre justice__à l'écrit__à ce personnage si singulier que fut Marcel Lollia dit "Vélo". En effet, à l'oral ou plus exactement au niveau phonique ou sonore si l'on préfère, tous les samedis matins, à Pointe—Pitre, hommage lui est rendu par des tanbouyé comme habités par lui.
Vélo n'est pas mort : son génie continue d'irradier la conscience populaire de son île.
Or, musique et littérature sont deux arts différents : le premier joue sur le son, le second sur le silence. Ecouter un "son" de Vélo, l'apprécier, se sentir envahir littéralement par lui est une chose ; lire et donc découvrir le personnage dans son combat quotidien, dans son acharnement à retrouver ou à inventer des rythmes rescapés de la Traite négrière, dans sa quête éperdue d'une Guadeloupe qu'on pourrait dire fondamentale en est une toute autre.
Ecrire Vélo relève par conséquent du défi ! C'est ce défi qu'Ernest Pépin a relevé magnifiquement. Il faut, dans le silence qu'est l'acte de lecture, se laisser charroyer par ses mots :
"L'ange prenait sa place parmi les joueurs de gros-tambours qui se moquaient de lui. Sans être intimidé par l'odeur de leurs aisselles de vieux-nègres, il se juchait à califourchon sur son instrument et là il attendait son heure. Il démarrait d'abord par quelques notes sèches comme pour appeler les ancêtres, puis il enchainait avec un roulement ingénieux".
En fait, Le tanbouyé des sans-voix n'est aucunement une biographie au sens classique du terme même si, ici et là, Ernest Pépin insère des éléments factuels (N'avait-il pas hérité d'une petite taille enveloppée dans une peau noire ? N'avait-il pas souffert d'une maladie étrange appelée épilepsie ?"). L'auteur s'est plutôt glissé dans la peau de Vélo, comme pour faire advenir une sorte d'autobiographie imaginée (mais point du tout imaginaire !) qui tient le lecteur tantôt par la gorge tantôt par la main tantôt par l'oreille. Chaque phrase de Pépin est un roulement de tambour de Vélo. Ce livre est du gwoka littéraire car en le lisant, alors qu'on n'entend aucun son, dans notre for intérieur se met à résonner le phrasé diabolique de celui que l'auteur appelle l'Ange autrement dit une manière de Libérateur :
"Son frapper éblouissait l'oreille, la mettait en garde contre le silence des dieux, assourdissait les marchands d'injustice, réveillait même les morts. Une frappe libre qui nous libérait tous. Elle coule dans les cheveux du vent, dans la crue d'une rivière, dans l'ardeur d'un boucan.... L'ange ne se lasse pas quand il marque la mesure de sa démesure."
Mais cet Ange n'est pas seulement un protecteur, il est également le prophète d'une Guadeloupe nouvelle mais ancrée dans le bruit et la fureur de son passé.
Le tanbouyé des sans voix est un grand livre qu'il ne faut surtout pas lire d'une traite même s'il est très difficile de lui résister. Il faut le poser sur sa table de chevet et chaque jour en lire cinq ou six pages, puis relire les précédentes. Puis, le lendemain, continuer à cheminer aux côtés du Grand Maître du Ka avec pour guide ce grand poète-romancier qu'est Ernest Pépin.
Le tanbouyé des sans voix, Caraibéditions.