La quête de la "Vérité" d'une époque : la musique antillaise pendant les "Années folles"

Intro

   Le Bal de la rue Blomet ou Bal nègre, dans le quartier de Montparnasse à Paris, fut, dans les années 1920-50, le haut-lieu de la biguine après la destruction de la ville de Saint-Pierre par la montagne Pelée en 1902. Devenu mondialement célèbre grâce à des musiciens de génie comme Alexandre Stellio et Ernest Léardée, l'endroit attira non seulement les célébrités du Tout-Paris mais aussi du Tout-Monde comme le peintre japonais Foujita ou l'écrivain américain Ernest Hemingway. 

Texte

   C'est ce lieu magique qu'évoque l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant dans son dernier roman, Le Bal de la rue Blomet, qui vient de paraître aux éditions Mercure de France...

 

   FONDAS KREYOL : Vous poursuivez votre quête de la mémoire antillaise en déplaçant celle-ci dans l'Hexagone, plus précisément dans le Paris de l'entre-deux-guerres, quand la biguine faisait danser le Tout-Paris. Or, dans cette mémoire, il reste peu de choses aujourd'hui. Comment l'expliquer ?

 

   R. CONFIANT : En fait, j'ai toujours décentré cette mémoire et ne l'ai jamais inscrite dans notre seul giron insulaire. Des romans comme Le Bataillon créole qui évoque la participation de nos soldats pendant la première guerre mondiale ou La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire dans lequel j'évoque Jeanne Duval, cette Mulâtresse qui fut quinze années durant l'égérie du poète, en sont la preuve. Sans même parler de mes romans qui traitent de l'arrivée des Indiens, des Chinois et des Syro-libanais en Martinique puisqu'il m'a fallu décrire leur vie d'avant leur arrivée en terre antillaise. De même que mon roman Nègre-marron (2006) qui évoque l'Afrique, plus précisément le Dahomey, devenu aujourd'hui le Bénin. Certains accusent la Créolité, qui est et demeure ma boussole, d'être une sorte de nombrilisme, voire de narcissisme insulaire. Or, rien n'est plus faux ! Faire revivre donc le Bal Blomet participe de ma quête de nos racines multiples dans le "Tout-Monde". Oui, vous avez raison, ce lieu, le Blomet, ne dit presque plus rien, à la grande majorité des Antillais d'aujourd'hui. Malheureusement ! Mais je crois savoir qu'il a réouvert récemment... 

 

   FONDAS KREYOL : Bal nègre, Bal colonial, Bal Blomet, ce dancing a donné un second souffle à notre biguine en l'exportant à Paris. Comment faire entendre la musique à travers seulement des mots ? A la radio, au théâtre ou au cinéma, c'est chose facile, mais en littérature, cela semble particulièrement difficile ?

 

   R. CONFIANT : En effet, la littérature est un art du silence comme la peinture, la sculpture ou la photographie. Par conséquent, y évoquer la musique est une vraie gageure. Mais ce n'était nullement mon objectif en écrivant ce livre. J'ai voulu, comme dans tous mes livres, faire ressortir la vérité d'une époque, celle du Paris des années 30 au cours desquelles la biguine s'est imposée avant que progressivement le jazz la remplace. C'est le livre que j'ai eu le plus de difficultés à écrire car je ne suis pas un artiste, pas du tout. Je crois qu'il existe deux types d'écrivains : les écrivains-artistes qui sont principalement en quête de la "Beauté" d'un instant, d'une époque, d'un personnage etc... et les écrivains-artisans qui, eux, cherchent avant tout à mettre à jour la "Vérité" de ces mêmes réalités. Je fais partie de la deuxième catégorie. Mon univers quotidien est celui des linguistes, des historiens, des anthropologues, des sociologues, des traducteurs etc..., pas celui des artistes. D'ailleurs, je ne considère même pas ce que je fais comme de la littérature au sens artistique du terme mais comme un mélange de toutes ces disciplines, qualifiées de sciences humaines, en y ajoutant un zeste de style bien entendu. Sinon, mettez, s'il vous plait des guillemets à "Beauté" et à "Vérité" car ce sont des notions relatives...

 

   FONDAS KREYOL : Quelle est alors la "Vérité" de l'époque du Bal Blomet ?

 

   R. CONFIANT : Elle ne peut évidemment pas se résumer en quelques mots. C'est au fil du texte qu'elle se dégage, qu'elle prend forme et cela aux yeux mêmes de celui qui écrit. Au départ, je n'avais aucune idée précise du Bal Blomet, hormis le fait qu'il avait permis à nos musiques, la biguine, la mazurka et la valse créole, de conquérir un public à la fois français et international. Je trouvais cela tout à fait extraordinaire et avant de me plonger dans la rédaction de l'ouvrage, j'avais écouté les succès de l'époque (merci Youtube !) et lu toutes sortes d'articles et d'ouvrages sur le sujet, mais tant que je n'avais pas écrit la toute première phrase, je demeurais à mille lieues de ce que j'appelle la "Vérité" d'une époque. C'est au lecteur de partir à sa recherche dans l'ouvrage. Cela ne peut aucunement être résumé...

 

   FONDAS KREYOL : Si l'on comprend que les émigrés antillais de cette époque aient trouvé refuge au Bal Blomet, comment expliquer que ce dernier ait aussi réussi à conquérir non seulement des Français mais aussi des Anglais, des Américains, des Asiatiques, des Russes etc... ? 

 

   R. CONFIANT : On sortait de la terrible Grande Guerre, celle de 1914-18, qui avait fait des millions de morts en Europe et au Moyen-Orient. D'ailleurs, dans certains chants de notre "bèlè", sont évoqués non seulement l'Alsace-Lorraine mais aussi les Dardanelles, région de l'Empire ottoman où de nombreux soldats antillais ont combattu et trouvé la mort. Les Français et singulièrement les Parisiens voulaient oublier toutes ces horreurs et les riches s'étourdirent dans la fête à tout-va. C'est pourquoi cette époque porte le nom d'"Années folles". Le succès du Bal Blomet s'inscrit dans ce contexte. Mais il faut garder à l'esprit que seuls les riches et les artistes en ont profité, pas les Français moyens et encore moins les ouvriers ! Si bien qu'au 33 de la rue Blomet, on trouvait une bien étrange cohabitation : des travailleurs antillais, ouvriers, employés du bâtiment, servantes etc... d'un côté et toute une bourgeoisie franco-internationale, de l'autre. Au départ, l'établissement avait été conçu pour les premiers, pour les Antillais, mais assez vite des écrivains comme Robert Desnos et Hemingway, des peintres comme Foujita et Picasso, puis plus tard des philosophes comme Sartre investirent les lieux, ce qui fit passer ces derniers de l'état de simple guinguette à celui de haut-lieu du divertissement parisien à l'égal des Folies Bergères ou du Moulin Rouge. Joséphine Baker fit même ses premières armes au bal Blomet ! 

 

   FONDAS KREYOL : Dans votre livre, vous brossez le portrait des deux plus éminents musiciens du Blomet, Alexandre Stellio et Ernest Léardée. Qui étaient-ils ?

 

   R. CONFIANT : Avant d'en venir à votre question, il faut savoir que le Blomet n'était au départ qu'un banal café de Montparnasse tenu par un Auvergnat jusqu'au jour où un Béké martiniquais, Rézard de Wouves, lui demande l'autorisation d'y tenir des conférences politiques. Le bougre voulait se faire élire député et cherchait à obtenir le vote des immigrés antillais ! Mais il n'était pas un grand orateur et n'eut guère de succès. Sauf qu'il jouait plutôt bien au piano et qu'assez vite, il en oublia ses harangues électorales pour donner de petits concerts lesquels devinrent de véritables spectacles lorsque ces musiciens de génie qu'étaient Stellio et Léardée investirent le Blomet. C'est à compter de ce moment-là que l'établissement attira le Tout-Paris et que la biguine s'imposa sur la scène musicale. La puissance des Etats-Unis et de leur langue, l'anglais, nous font croire que seules compte leurs musiques, que ce soit le blues, le jazz, la country, le rap ou le RNB, mais pour peu qu'on se dégage de cet impérialisme culturel, on comprend que des gens comme Stellio ou Léardée ne sont aucunement inférieurs à un Duke Ellington ou un Sidney Bechet.

 

   FONDAS KREYOL :  Au fond, que reste-t-il du Blomet et en quoi son aventure peut-elle être utile à nos musiciens actuels ?

 

   R. CONFIANT : Je vais vous répondre par un lieu commun : "L'histoire ne repasse jamais deux fois le même plat". La biguine a connu un succès phénoménal à une époque et dans un contexte socio-culturel bien précis, choses qui ne se reproduiront pas. Le zouk, un siècle et demi plus tard, a, lui, connu un succès bien plus vaste, un succès international mais paradoxalement, il ne s'est pas imposé en France comme la biguine dans les années 30. C'est un peu comme la littérature ! Aimé Césaire et Edouard Glissant ont connu un succès tout aussi phénoménal sur la scène littéraire française, africaine et noire-américaine mais ils n'ont pas, à leur époque, été traduits en arabe par exemple, comme c'est le cas de Patrick Chamoiseau ou en japonais comme c'est le mien. C'est à partir du mouvement de la Créolité à la toute fin des années 80 que progressivement Césaire et Glissant se sont vus traduits dans des langues moyen-orientales ou asiatiques. Il faut garder à l'esprit que près de 60% de la population mondiale est asiatique et que la Chine ou l'Inde ont plus d'un milliard d'habitants, chacun ayant donc plus d'habitants que tout le continent africain ou l'Amérique du Sud, par exemple. Mon roman, La Panse du chacal, qui évoque l'immigration indienne en Martinique à compter de 1853 a été traduit l'an dernier en Inde. Je ne veux pas du tout dire par là que le Zouk et le mouvement de la Créolité seraient supérieurs à la biguine et à la Négritude. Ce serait de la forfanterie stupide ! Je veux simplement dire que Zouk et Créolité ont connu une audience bien supérieure, plus large, qu'eux, pas uniquement franco-française. Maintenant est-ce que peuvent se reproduire les succès de la biguine, puis du zouk et de la Négritude, puis de la Créolité ? Déjà, c'est un petit miracle que ça se soit produit deux fois, certes à près d'un siècle de distance. Cela me parait très improbable que ça se reproduise une troisième fois. Nos écrivains post-Créolité en souffrent beaucoup. Certains et certaines ont un réel talent mais les conditions socio-culturelles et historiques ne sont pas réunies pour qu'ils atteignent la reconnaissance internationale. 

 

FONDAS KREYOL : Mais le Bal Blomet a rouvert et peut-être que...

 

R. CONFIANT : ...peut-être que la biguine s'imposera à nouveau sur la scène musicale hexagonale, vous voulez dire. J'en doute fort ! De même, si l'on jette un oeil sur la littérature, la Négritude, l'Antillanité et la Créolité ont eu chacun leur heure de gloire, mais cela est fini. Bel et bien fini ! Il en va de même de la biguine. D'ailleurs, d'après les quelques échos que j'en ai eu, le nouveau Bal Blomet s'adonne plutôt au jazz.

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