Après les Nègres marrons, les Indiens, les Chinois, les Syriens, les Mulâtres, les Chabins, voici les Békés !

06/01/2025 - 15:21
Intro

   Le nouveau roman de l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant évoque le monde Béké ou des Blancs créoles à travers les fameuses "Filles du Roy" qui, à la demande pressante des premiers colons installés aux Antilles au 17è siècle, leur étaient envoyées comme femmes à marier par le pouvoir royal. 

Texte

   Nous l'avons interrogé à propos de ce livre qui a pour titre "Marie-Héloïse, Fille du Roy" et est publié aux éditions Mercure de France...

 

*** 

 

  FONDAS KREYOL : Votre dernier roman évoque les Békés, plus précisément les femmes békées du début de la colonisation. Vos ouvrages précédents traitaient des différentes composantes de la société martiniquaise. Ne pourrait-on y voir une obsession ethnique ? 

 

   R. CONFIANT : Aucunement ! Il s'agit simplement de prendre acte du fait que notre société s'est structurée au fil des siècles sur une base ethnique, sur ce que les historiens et les sociologues appellent des "ethnoclasses" pour les différencier des "classes sociales" qui existent dans les pays mono-ethniques ou supposés tels. J'ai cherché à retracer l'expérience des Africains, des Indiens, des Chinois, des Syriens en m'appuyant sur des données historiques mais en créant des personnages imaginaires ou relevant de la création littéraire. Sinon, j'en ai aussi fait la même chose pour ces purs produits de la colonisation que sont les Mulâtres et les Chabins.

 

   FONDAS KREYOL : Et maintenant avec les Békés ?

 

   R. CONFIANT : Oui, mais il faut garder à l'esprit que toutes les ethnoclasses sont présentes dans chacun de mes livres. Simplement, dans tel ou tel, il y en a une qui est mise au premier plan. Par exemple dans La Panse du Chacal qui témoigne de l'arrivée et l'installation des Indiens en Martinique au milieu du 19è siècle, il fallait aussi évoquer les propriétaires de plantations békés qui les ont fait venir, les Noirs, récemment libérés de l'esclavage, qui les ont d'abord vus comme des concurrents et des briseurs de grève, les Mulâtres qui les méprisaient etc... La totalité de la société martiniquaise est toujours présente dans chacun de mes livres. 

 

   FONDAS KREYOL : Les Martiniquais connaissent assez peu l'histoire des "Filles du Roy" et ceux qui la connaissent affirment qu'elles étaient des prostituées. Qu'en est-il exactement ?

 

   R. CONFIANT : Ce n'est pas ce que montrent les documents historiques. La très grande majorité de ces filles, âgées pour la plupart d'une quinzaine d'années, provenaient d'orphelinats où elles étaient choisies pour être expédiées sans leur consentement aux Amériques c'est-à-dire pas seulement en Martinique mais aussi en Nouvelle-France (le Québec d'aujourd'hui), en Louisiane, à Saint-Domingue (l'Haïti d'aujourd'hui) ainsi qu'en Guadeloupe. Il faut se replacer à l'époque où la traversée transatlantique durait au moins un mois et demi, où les équipages étaient souvent composés de repris de justice et où les navires étaient à la merci d'ouragans et de pirates. Aucune femme de l'époque n'aurait été assez folle pour quitter la France en ce début du 17è siècle et voyager dans pareilles conditions. Les colons se rabattirent alors sur les Caraibesses, puis les premières esclaves africaines à une époque où régnait l'esclavage domestique et non l'esclavage plantationnaire puisque la canne à sucre n'arriva dans les îles qu'à la fin du même siècle. Le manque de femmes, blanches s'entend, fut si criant que les colons adressaient régulièrement des demandes de femmes aux autorités royales, faute de quoi les colonies périraient, menaçaient-ils.

 

   FONDAS KREYOL : Comment se passaient ces envois de femmes ?

 

   R. CONFIANT : Le plus simple pour les autorités royales était de les recruter dans les orphelinats lesquels étaient nombreux à une époque où l'espérance de vie était d'à peine 50 ans en France. La mortalité était bien évidemment supérieure dans les classes pauvres de la société, chez les paysans, les artisans et les ouvriers. Donc ces filles du Roy n'appartenaient aucunement à la noblesse ! Elles étaient choisies sur leur apparente bonne santé et envoyées à des hommes dont elles n'avaient aucune idée et à qui on les marieraient sans leur demander leur avis.

 

  FONDAS KREYOL : Et alors ce mythe qui les décrits comme des prostituées ?

 

   R. CONFIANT : Vous faites bien de qualifier cela de mythe. Il nous permet d'avoir une sorte de revanche sur les Békés coupables d'esclavagisme à notre égard pendant deux siècles et demi, une sorte de petite satisfaction, mais cela ne correspond pas à la réalité. En effet, envoyer des prostituées aux colons à une époque où n'existaient pas de remèdes contre les maladies vénériennes aurait eu l'effet inverse que celui recherché à savoir peupler les iles. La seule syphilis aurait décimé les colons comme sur le continent américain, apportée par les Espagnols, elle avait décimé les populations "amérindiennes". Il a certes pu se glisser quelques filles de joie des ports de Bordeaux, Nantes ou La Rochelle parmi les Filles du Roy mais l'immense majorité de ces dernières étaient des orphelines. A mon sens, c'est amplement suffisant pour montrer ou démontrer que les Békés ne peuvent se targuer d'aucune noblesse. 

 

   FONDAS KREYOL : Beaucoup de vos personnages principaux sont des femmes alors que le mouvement littéraire dont vous faites partie, celui de la Créolité, est régulièrement accusé par des universitaires féministes, notamment nord-américaines, d'être machiste. Que répondez-vous à cela ?

 

   R. CONFIANT : Beaucoup de mes personnages principaux, pas vraiment ! Sur mes cinq premiers livres, tous écrits en créole, un seul a une héroïne : Marisosé. Souvent, les gens qui ne savent pas bien lire le créole prononcent Marijozé alors qu'il s'agit de Marisosé qui est l'un des noms de la libellule en créole martiniquais. Sinon, oui, certains de mes romans en français ont des femmes comme personnages principaux mais l'accusation de machisme qui m'est faite par des universitaires étasuniennes est tout simplement ridicule. Je décris des sociétés dans lesquelles les femmes ont été opprimées, placées en position subalterne et obligées de se battre pour exister. L'amour, au sens romantique du terme, par exemple, était quasi-inexistant dans nos sociétés créoles jusqu'aux années 1960.

 

  FONDAS KREYOL : Quel regard portez-vous sur le groupe béké d'aujourd'hui ? Que pensez-vous de l'associations "TOUS CREOLES" ?

 

   R. CONFIANT : Je vais sans doute choquer : selon moi, il faudrait plutôt se poser la question de savoir pourquoi une bourgeoisie nationale et donc nationaliste n'est pas parvenue à émerger dans notre pays. Car il y a certes, les Békés-pays, les Békés blancs, mais au fil du temps sont apparus des Békés noirs, mulâtres, indiens, chinois, syriens etc... Les centres commerciaux La Galleria, Place d'Armes et Rond-Point, pour ne prendre que ces seuls exemples, n'appartiennent pas à des Békés blancs ! Or, la société martiniquaise d'aujourd'hui est divisée en trois groupes : les 30% de gens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté et qui ont la tête sous l'eau ; les 35% qui vivent avec l'équivalent du SMIC et qui à cause de la vie chère s'adonnent souvent à deux activités, l'une officielle, l'autre faite de "djobs". Ceux-la ont juste la tête au-dessus de l'eau ; les 35% qui vivent assez bien et pour certains très bien (Békés blancs, noirs, mulâtres etc...en haut ; Professions libérales au milieu ; fonctionnaires à 40% en bas). Il ne faut pas attendre du premier groupe, que les marxistes appellent "le lumpen-prolétariat", la moindre velléité nationaliste car chaque jour leur est un combat, une lutte pour ne pas crever. Il ne faut pas attendre non plus du second groupe un vrai sentiment nationaliste car eux aussi luttent pour survivre, ce qui veut dire obtenir de meilleurs salaires et conditions de travail, des prix moins élevés, des logements corrects etc... Leur combat, logiquement, ne peut qu'être principalement syndical. Ainsi lors de la grève générale d'un mois en février 2009, si l'on a entendu "Békés dehors !", on n'a pas entendu "Vive la Martinique indépendante !". C'est pourquoi à mon sens, et là, je vais choquer les marxistes, une vraie revendication nationaliste ne pourrait surgir qu'au sein du troisième groupe, celui qui vit assez bien ou bien. Or, comment voudrait-on qu'émerge une bourgeoisie nationale si les indépendantistes promettent aux Békés blancs de les chasser de la Martinique après l'indépendance ? Si l'on promet aux Békés noirs-mulâtres-indiens etc... de nationaliser leurs entreprises au lendemain de cette même indépendance ? Békés blancs et Békés de couleur ne sont quand même pas masochistes ! Quant aux fonctionnaires, si on leur promet d'aller couper la canne ou récolter la banane le dimanche, je doute que ça puisse les enthousiasmer. 

 

   FONDAS KREYOL : Et l'association "TOUS CREOLES" ?

 

   R. CONFIANT : Elle reflète l'impasse dans laquelle se trouve la Martinique. Leur fameux slogan du "vivre-ensemble" n'aura de sens que dans une Martinique indépendante, lorsque tous nous seront obligés de construire nous-mêmes un pays. Comme à Barbade, à l'île Maurice ou aux Seychelles ! Pour l'instant, cette association a détourné la Créolité en Créolitarisme comme en Haïti, la Négritude a été dévoyée en Noirisme ou en Union Soviétique le Marxisme en Stalinisme. Tout mouvement d'idées est, par une espèce de fatalité historique, menacée d'être détourné à un moment ou un autre. Sinon, au plan historique, le slogan "TOUS CREOLES" est comique car après l'abolition de l'esclavage, en 1848, les Békés se sont empressés de déclarer qu'ils étaient les seuls "Créoles" et que les esclaves libérés devaient retourner en Afrique. Il suffit de jeter un oeil aux journaux du Saint-Pierre de la deuxième moitié du 19è siècle pour constater que dans les plus virulents d'entre eux les Noirs étaient systématiquement appelés les "Africains". En fait, l'abolition de l'esclavage a brutalement posé la question de savoir qui était légitime en Martinique, qui était autochtone sachant que les vrais autochtones, à savoir les Kalinagos, avaient été massacrés. Eh bien, les Békés déclarèrent : "C'est nous les seuls autochtones ! Les seuls Créoles". Et aujourd'hui, un siècle après, ils viennent nous raconter qu'on est "TOUS CREOLES !"... Or, ce sont nos ancêtres esclaves qui ont bâti ce pays dans le sang et la sueur. Nous sommes donc plus "autochtones" qu'eux, plus Créoles. La cuisine créole, c'est nous, la musique créole, c'est nous, la pharmacopée créole, c'est nous, les contes créoles, c'est nous, la langue créole, c'est principalement nous ! 

 

   FONDAS KREYOL : Mais vous publiez un roman sur les femmes békées du 17è siècle ?

 

   R. CONFIANT : Les Békés font partie de notre société au même titre que toutes les autres ethnoclasses. Je suis, pour ma part, hostile à toute forme de racialisme à leur égard et également à l'égard des Békés-France comme nos grands-parents désignaient les "Métros". Notre combat n'est pas racial, même s'il faut combattre férocement le suprématisme blanc, mais un combat national. Encore faudrait-il qu'une bourgeoisie nationale puisse émerger en Martinique ! Or, l'économie de comptoir qui y sévit relève du féodalisme modernisé.

 

   FONDAS KREYOL : Ne craignez-vous pas d'être qualifié d'indépendantiste de droite ?

 

   R. CONFIANT : Alors là, je m'en fiche ! Pourquoi ? Parce s'il faut évidemment se battre contre la vie chère, pour l'augmentation du SMIC, pour des logements dignes etc..., perdre de vue le fait que 350.000 Martiniquais risquent de disparaître à terme, d'être absorbés au sein de 350 millions d'Européens, est tout simplement suicidaire. Je n'ai pas envie, pour reprendre la comparaison d'Edouard Glissant, que mon pays finisse comme Hawaï ! Et puis, une revendication nationale n'est pas forcément de gauche ou marxiste. Regardez la Catalogne ! C'est la région la plus riche de toute l'Espagne et ses habitants sont bien mieux lotis que ceux de l'Andalousie ou l'Extremadure. Donc au plan strictement économique, ils ne peuvent pas tellement se plaindre, or ils ont organisé un référendum pour l'indépendance qui a été un succès. Sauf que le gouvernement de Madrid a réagi avec une brutalité inouïe, obligeant le président de la Generalitat de Catalynya, Carlos Puigdemont, à s'enfuir en Belgique. Si jamais il remet les pieds en Catalogne ou n'importe où en Espagne, il sera immédiatement arrêté et emprisonné ! Pourquoi les Catalans, bien lotis économiquement, ont-ils voulu se séparer de l'Espagne ? Ils sont pourtant Blancs et chrétiens comme les Espagnols. Ils ne veulent simplement pas que l'identité catalane disparaisse. Conclusion : la revendication indépendantiste n'est pas forcément d'ordre économique ou raciale. 

 

   "Marie-Héloïse, Fille du Roy", Editions Mercure de France, en librairie à partir du 5 septembre 2024.

Connexion utilisateur

Dans la même rubrique

Visiteurs

  • Visites : 689429
  • Visiteurs : 51254
  • Utilisateurs inscrits : 34
  • Articles publiés : 278
  • Votre IP : 18.221.217.100
  • Depuis : 09/05/2022 - 19:37