Raphaël Confiant : portraits pluriels de l’écrivain en (auto)biographe

Véronique Bonnet ("Archipélies" n° 11-12, 2021)

26/06/2023 - 16:41
Intro

Cet article analyse la manière dont les vies créatives de Raphaël Confiant, ses théories littéraires et ses choix politiques, s’inscrivent dans son écriture biographique et dans ses deux récits d’enfance, contribuant ainsi à enrichir et à modifier l’histoire littéraire. La biographie paradoxale qu’il consacre à Aimé Césaire en 1993, alors que ce dernier était encore vivant, marque un désir de rupture avec le poète et homme politique, pour mieux affirmer une défense et illustration de la Créolité. Ses récits d’enfance brossent le portrait d’un enfant-mémoire, insistent sur son caractère de « mauvais chabin » et produisent une mythographie créole. En s’emparant de Frantz Fanon, dans la peau duquel il se glisse, Raphaël Confiant célèbre à sa manière une figure-monde de l’histoire postcoloniale. Cette (auto)biographie souligne la présence de la guerre d’Algérie dans la mémoire antillaise et l’inscrit dans une histoire littéraire mondialisée.

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Texte intégral

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Introduction

Comment appréhender les multiples vies littéraires de Raphaël Confiant sans céder à l’éloge ou à la réprobation ? Volontiers polémiste, ce dernier n’a pas hésité, avant l’heure, à déboulonner des statues. On se souvient d’un temps déjà ancien, au siècle dernier, où l’engagement lyrique des trois auteurs d’Éloge de la créolité (Bernabé et al., 1989) cédait le pas à une inflexion plus tranchante : des lecteurs, toujours plus nombreux, qui se penchaient sur les pages du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, en quête de force et d’esthétique, haussèrent la voix ou prirent la plume à la lecture de l’essai de Raphaël Confiant, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle. Puis les années passèrent, le mouvement culturel de la créolité entra dans l’histoire littéraire francophone et s’individualisa.

Raphaël Confiant agence sa création littéraire comme on fabrique un puzzle auquel il manquera toujours des pièces ; il se saisit des vies minuscules et des vies majuscules, de la vie d’autrui et de la sienne, livrant des récits d’enfance, Ravines du devant-jour, Le Cahier de romances, sortant de l’ombre des trajectoires oubliées (Adèle et la pacotilleuse), n’hésitant pas à se glisser dans la peau d’autrui, oscillant entre biographie engagée et autobiographie fictive, choisissant délibérément de mettre ses pas dans ceux de Frantz Fanon plutôt que dans ceux d’Aimé Césaire.

Dès lors, l’on pourrait saisir les vies créatives de Raphaël Confiant dans l’écriture des vies d’autrui et dans le récit de la (pré)histoire de la sienne – soi-même comme un autre, soi-même désireux de devenir autre –, entre désir de rupture et fascination pour les grandes figures de l’histoire postcoloniale, volontarisme, blessure et passion. Plurielles, ces vies s’inscrivent dans une seule vie au demeurant cohérente, traversée de diatribes, de batailles souvent âpres, charriant sans trop de ménagement les mémoires à vif des souffrances coloniales, inscrivant les maux d’un monde mal décolonisé dans la chair intentionnellement tourmentée des mots. Trois mouvements nous semblent caractéristiques de ces vies créatives qui se déclinent en autant de portraits croisés où s’échangent parfois peaux et masques jusqu’à se confondre : les paradoxes de l’essai biographique consacré à Aimé Césaire, les récits d’enfance, leurs portraits et figurations, l’hymne à Frantz Fanon, figure postcoloniale cannibalisée, célébrée dans un essai à l’allure anthropophage.

1. Les paradoxes d’un essai biographique

1.1. Une biographie ante mortem : l’usage de la méthode lansonienne

Si Saint-John Perse a réussi à entrer de son vivant dans la bibliothèque de la Pléiade, agençant comme il l’entendait une biographie établie par ses soins et des lettres dont certaines pourraient avoir été rédigées en vue de l’établissement des œuvres complètes1, il est encore plus rare qu’un essai biographique soit consacré à un homme et à un auteur de son vivant : c’est pourtant sur ce premier paradoxe que repose l’ouvrage de Raphaël Confiant. Son titre, qui informe et guide la lecture, affiche d’emblée une caractéristique biographique : la saisie d’Aimé Césaire s’effectuera dans le temps, en l’occurrence une « traversée » du vingtième siècle, jugée « paradoxale ».

En 1993, Aimé Césaire est alors âgé de quatre-vingts ans, il quitte le parlement où il siège depuis 1945 (Fonkoua 2010 : 360) ; il meurt quinze ans plus tard. Le caractère anthume de cet essai volontairement iconoclaste constitue probablement le premier de ses paradoxes, et non le moindre, puisque le bilan de la vie politique et littéraire d’Aimé Césaire y est établi bien avant l’heure. La postface, rédigée par le linguiste Jean Bernabé, un des auteurs d’Éloge de la créolité, apporte une caution scientifique et empathique à l’ouvrage, les annexes et la bibliographie contribuent à assurer le cadrage des sources érudites. La production d’une forme d’histoire littéraire « diffractée, feuilletée et multiple » (Debaene et al. 2013 : 19), conçue par les écrivains eux-mêmes, distingue l’essai de Raphaël Confiant des nombreux ouvrages consacrés à Aimé Césaire qui l’ont précédé2 et des biographies publiées après sa mort qui lui ont succédé3. Aimé Césaire, comme Frantz Fanon, appartient en effet à la famille des auteurs « polybiographiés » (Boyer-Weineman 2005 : 9).

Quelles sont les perspectives à partir desquelles l’auteur entreprend d’écrire son propre « Césaire » ? Ancien étudiant de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, Raphaël Confiant est engagé dans le champ politique martiniquais4, auteur déjà confirmé, il connaît l’histoire littéraire caribéenne5 qu’il consigne à sa manière d’écrivain avec une « visée rectificatrice » (Debaene et al. 2013 : 19). Son ouvrage dédié à Aimé Césaire s’écrit sous le double signe de l’histoire politique et de l’histoire littéraire des Antilles françaises ­– plus spécifiquement de la Martinique – et défend « une véritable façon d’intervenir dans l’histoire et sur l’histoire, d’agir sur ses formes, ses centrages, sa transmission » (Debaene et al. 2013 : 18). Dans sa postface, Jean Bernabé souligne qu’en « [la] pliant aux exigences de la modernité, Raphaël Confiant met à contribution la méthode lansonienne pour croiser de façon critique les données issues de l’œuvre avec celles fournies par la vie » (Confiant 1993b : 307). Le long engagement politique d’Aimé Césaire à la mairie de Fort-de-France et au Parlement, et la chair poétique (et aussi politique) de ses œuvres ne sont pas dissociés ; la lecture précise, qui prend parfois la forme d’une enquête pointilleuse, croise sans cesse vie politique et œuvre littéraire. L’objectif se veut novateur, le ton emporté est assumé, l’approche entend rectifier les erreurs des prédécesseurs :

Peu d’analystes se sont risqués à mettre en parallèle l’activité politique et l’activité littéraire d’Aimé Césaire. Que disait-il au Palais-Bourbon lorsqu’il écrivait Ferrements ? Quelles lois y votait-il pendant qu’il rédigeait Discours sur le colonialisme ou la biographie de Toussaint- Louverture ? […] Beaucoup font comme s’il s’agissait de deux personnes entièrement différentes dans le même corps. […] Cela revient à se boucher volontairement les yeux sur le fait que la littérature de Césaire n’évoque pas les colibris, les petites fleurs et le ciel bleu (ou les angoisses métaphysiques) mais qu’elle est profondément engagée, au sens sartrien du terme, dans le réel, qu’elle est animée d’une volonté de changer ce dernier, de le bousculer. (Confiant 1993b : 35-36)

La méthode de Sainte-Beuve est aussi mobilisée, l’œuvre césairienne ou ce qui est interprété comme la manifestation de son tarissement – le dernier recueil Moi, laminaire… – sont expliquées par l’impasse dans laquelle se trouve la vie politique d’Aimé Césaire. Symétriquement, la carrière et les décisions politiques de l’homme se voient mesurées à l’aune d’extraits choisis. Ce fil rouge idéologique entend souligner hiatus et paradoxes :

Nous nous efforcerons donc d’examiner, au cours de ces quatre périodes6 que nous avons distinguées tant dans l’œuvre littéraire que dans son action politique, s’il y a un rapport, une logique ouverte ou secrète, qui préside à cette double activité chez l’homme Césaire. Ou au contraire s’il y a une ou des contradiction(s) criante(s) entre elle(s). Ou enfin, si comme l’a toujours soutenu le père de la négritude, il n’existe aucun lien entre son cabinet de poète et son bureau de député-maire. (Confiant 1993b : 159).

Procédant par rapprochements et collages d’extraits, le raisonnement s’appuie sur des passages devenus quasiment cultes (tout particulièrement une citation du Cahier du retour au pays natal), susceptibles de se prêter à une telle re-sémantisation, et les rapproche d’épisodes de l’histoire immédiate, en l’occurrence des émeutes populaires déclenchées par un accident routier impliquant un Martiniquais et un métropolitain, que le biographe dote de vertus révolutionnaires :

En décembre 1959, au cours de ce Noël brisé qui vit trois jeunes gens perdre la vie et une cinquantaine d’autres Martiniquais être blessés par balles, ce sont ‟ceux qui n’ont pas de boucheˮ qui se sont levés, qui se sont battus et qui ont chèrement payé leur audace. ‟La voix de ceux qui n’ont pas de bouche7ˮ, elle, s’est tue » (Confiant, 1993b : 194)

L’intertextualité, sous forme de centons, l’incorporation d’une mémoire littéraire, la déconstruction et le réagencement des titres fabriquent une sorte de puzzle idéologique et contribuent à faire apparaître les silences jugés coupables du leader politique : « Les Rebelles de Chalvet8 se sont affaissés dans le cachot du désespoir tandis que les ‟Chiensˮ de Fort-de-France se taisaient… » (Confiant 1993b : 218). L’œuvre littéraire, par découpage de fragments, est ainsi mise au service d’une dénonciation de certaines actions et prises de position du leader du Parti Progressiste Martiniquais, qui sont jugées défectueuses et non conformes à l’éthique de la poétique. Raphaël Confiant, s’appuyant sur des propos de Bertène Juminer9, critique notamment l’absence de réaction d’Aimé Césaire lors de la guerre d’Algérie. C’est sans doute davantage la biographie d’un homme politique, écrite par un militant indépendantiste et tiers-mondiste, que celle d’un écrivain, prise en charge par un confrère, qui nous est donnée à lire. La connivence professionnelle ne parvient pas à s’établir, les deux hommes n’exercent pas leur métier de la même façon. Le biographe s’affirme cependant, à plusieurs reprises, comme un ardent lecteur d’Aimé Césaire, cédant alors à l’élégie et à une forme d’(auto)-empathie : « dans les instants d’errance ou d’égarement, au beau mitan de ce vide affreux qui étreint parfois le plus serein des hommes, j’ai lu et relu à mi-voix, j’ai récité, les lèvres agitées par la tremblade, l’en-allée prodigieuse de vos apostrophes » (Confiant 1993b : 39). En promoteur et en théoricien de la créolité, il regrette toutefois l’absence « d’art poétique », de « règles stylistiques » (Confiant 1993b : 269) et de théorie au sein de la négritude. Conformément à la tradition française, Raphaël Confiant « assume un parti pris, une vision partielle et partiale de la figure biographiée » (Dosse 2005 : 10), il s’adonne aussi à une « déconstruction mythographique » (Boyer-Weinemann 2005 : 23), parfois poussée à l’extrême : la « biographie de l’écrivain réduite à la biographie de son mythe » (Boyer-Weinemann 2005 : 23). Le procédé utilisé se révèle moins lansonien qu’il n’y paraît au premier abord, sans doute en raison du caractère anthume de l’essai biographique interdisant à son auteur d’être un conservateur de vie, et qui, somme toute, développe, avec ampleur et force détails, le propos militant de la « Lettre d’un homme de trente ans à Aimé Césaire »10 qui figure dans les annexes (Confiant 1993b : 319).

1.2. Moment d’un champ littéraire : la fabrique du père

Le mouvement de la créolité, qui se développe durant les années 1990, reçoit un excellent accueil de la critique parisienne, entend marquer et orienter le champ littéraire martiniquais de la dernière décennie du vingtième siècle. Évinçant les écrivains femmes de sa constitution, il se façonne des pères fondateurs or, « un autre indice de fonctionnement en tant que champ est la trace de l’histoire du champ dans l’œuvre » (Bourdieu 1980 : 116). C’est ainsi qu’Aimé Césaire apparaît comme personnage dans les fictions de Chamoiseau, Chroniques des sept misères et Texaco et dans celle de Raphaël Confiant, Le Nègre et l’amiral11.

La question de la filiation se pose de façon cruciale : « Nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire » (Bernabé et al. 1989 : 18) proclamaient les auteurs d’Éloge de la créolité. Raphaël Confiant retourne cette assertion en quasi-parricide. Il s’agit moins de faire le décompte des pères fondateurs du champ littéraire antillais que de s’inventer des ancêtres susceptibles de légitimer la littérature qu’il entend défendre et illustrer. Le rapport à la langue créole et à la diversité qu’entretiennent les écrivains nés aux Antilles sert de soubassement stratégique au positionnement du biographe : la critique adressée à Aimé Césaire d’avoir méconnu la créativité et la beauté de la langue créole, de ne pas avoir perçu le dynamisme foyalais lors de son retour en Martinique, se double d’une reconnaissance quasi filiale, et donc d’autant plus paradoxale, à l’égard de Saint-John Perse, poète né en Guadeloupe dans une famille békée et futur diplomate, qui « réhabilite les pourritures de la darse de Pointe-à-Pitre» (Confiant 1993 : 115 ). Remettre à sa juste place la figure du père unique et fondateur d’une lignée littéraire implique d’exalter les mérites d’une famille patriarcale recomposée, dont les pères seraient Victor Segalen, Lafcadio Hearn et Gilbert Gratiant, « grand défenseur d’ailleurs de l’identité créole » (Confiant 1993b : 116), érigés au rang de classiques et, pour les deux premiers, naturalisés créoles. Édouard Glissant, dont Le Discours antillais est maintes fois convoqué, est présenté comme précurseur et garant théorique de la créolité ; il fait figure de frère spirituel. À la lisière du littéraire, se profile déjà Frantz Fanon, avant l’engouement dont il sera ultérieurement l’objet. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, dans un contexte marqué par des grèves, des révoltes et des répressions en Martinique, une figure militante s’impose comme modèle politique :

 L’homme qui symbolise la verticalité martiniquaise à ce moment n’est pas Aimé Césaire mais Frantz Fanon, psychiatre martiniquais exerçant dans un hôpital psychiatrique algérien (celui de Blida) qui décide de rejoindre le FLN et de se mettre au service de la « Révolution algérienne », titre d’ailleurs de l’un de ses ouvrages (Confiant 1993b : 195).

Tels qu’ils sont condensés dans l’essai biographique, sont dévoilés les mécanismes de construction du champ littéraire et de son histoire, leurs forces et leurs faiblesses, ainsi que leurs lignes de domination, paradoxalement, ils plongent progressivement dans l’ombre le sujet biographié.

1.3. Le triomphe de la créolité : une prophétie auto-réalisatrice ?

Toute histoire littéraire – et politique – construite d’un point de vue interne ne relève pas forcément « d’une tentative de prophétie auto-réalisatrice » (Debaene et al. 2013 : 18). Cette tendance s’illustre toutefois dans le dernier chapitre « Méditations sur une mangrove qui se meurt » : l’essayiste abandonne le ton biographique et y apostrophe Aimé Césaire. En faisant de la mangrove le lieu d’énonciation d’une poétique et un cadre théorique pour penser le métissage et l’avenir martiniquais, Raphaël Confiant propose une relecture critique des deux poèmes : « mangrove » et surtout « la condition-mangrove ». Tandis qu’Aimé Césaire attribuait à la mangrove des propriétés négatives – « il n’est pas toujours bon de barboter dans le premier marigot venu» (Césaire 1991 :11) – ou inquiétantes – « La mangrove broie-tapie à part » (Césaire 1991 : 30) –, Raphaël Confiant perçoit cet écosystème comme la condition même de l’homme antillais, « métaphore de la Martinique tout entière : Terre-Peuple-Histoire» (Confiant 1993b : 300), parce que s’y inscrivent en son sein les blessures du passé, les humanités mêlées, la violence du brassage et des vertus guérisseuses, parce que l’ambivalence y est sans cesse manifeste. La mangrove se voit investie de tous les traits distinctifs de la créolité, comme un précipité de ses propositions et théories. Le désir de noyer le père sous la masse des accusations cède la place à un renversement des rôles générationnels : le fils s’adresse au père pour l’implorer de rejoindre la mangrove, d’y trouver son vrai moi, qui gît enfoui sous des décennies d’exercice du pouvoir, de « parle[r] [sa] parole » (Confiant 1993b : 304). Mais là encore, il s’agit moins d’un appel à (re)formuler une poétique, Moi, laminaire…, publié en 1981, est la dernière œuvre césairienne et le restera, que d’une incitation à lutter, différemment, pour l’avenir politique de la Martinique, de garantir la protection de son écosystème, d’habiter autrement l’île, ou, à défaut, de céder la place à ceux qui entendent accomplir cette besogne…

La traversée biographique de Raphaël Confiant s’avère paradoxale à bien des égards. Elle signe une volonté d’émancipation à l’égard d’un des acteurs majeurs du champ littéraire et politique martiniquais, elle dessine un moment d’une construction littéraire, alors largement tributaire du contexte politique local12, que l’écriture de l’enfance contribuera simultanément à prolonger et à reconfigurer.

2. Le récit d’enfance revisité

2.1. Portrait de l’auteur en « mauvais chabin »

À la faveur d’une commande lancée par la collection « Haute enfance » (Gallimard) paraissent deux récits d’enfance : Ravines du devant-jour, publié en 1993, la même année que l’essai consacré à Aimé Césaire et Le Cahier de romances (2000). Tout en respectant la loi du genre, ils perpétuent les changements qui l’ont récemment affectée, participant à « l’ère du soupçon » (Delteil, 1996) et au renouvellement de la forme, d’un point de vue interne à la littérature qu’ils entendent bâtir. Raphaël Confiant tutoie son double enfantin, instaurant un procédé de distanciation temporelle déjà utilisé par Nathalie Sarraute dans Enfance, incitant l’enfant recréé à prendre en charge la mémoire qu’il entend lui accorder et suscitant une éventuelle identification de la part du lecteur.

Le récit d’enfance devient ainsi le lieu privilégié où questionner la genèse de sa propre construction en tant que sujet. Dans un premier temps, ce sujet relève exclusivement du regard de l’autre et subit une dénomination ethnonymique, laquelle contribue progressivement à dissocier l’enfant du « nous » familial, puis du « nous » collectif, jusqu’à le figer dans une forme de solitude ontologique lui permettant de découvrir et d’affronter le monde qui l’entoure. D’emblée, l’enfant est assigné à une identité de « chabin », de « mauvais chabin », que l’auteur n’a de cesse de décliner sous tous ses aspects, afin d’expliquer son caractère et de construire un character (personnage) identifiable. Si le grand-père enjoint le « petit chabin » à « [faire] l’école » (Confiant 1993a : 19), comme ses parents, tous deux enseignants, donc à contribuer à la reproduction sociale, les vociférations de la quimboiseuse, d’abord formulées en créole, puis traduites en français, sont nettement plus brutales :

(Espèce de mauvaise race de chabin ! Espèce de chabin aux poils suris ! Chabin au visage tacheté comme un coq d’Inde ! Chabin tiqueté comme une banane mûre ! Fous-moi le camp, les chabins sont une mauvaise race que Dieu n’aurait jamais dû mettre sur la terre !) […].

Le mot te pétrifie pour la première fois de ton existence : chabin ! Tu sens confusément que le chabin est un être à part. Nègre et pas nègre, blanc et pas blanc à la fois. Toutefois, tu ne t’es pas encore rendu compte de l’ampleur de la distance que la couleur de ta peau et de tes cheveux crée entre les gens du commun et toi. (Confiant 1993a : 41)

Le rappel de cette distance entre soi et les autres, entre soi et soi-même, et l’incessant retour du stigmate, lequel est rarement retourné (le chabin n’est jamais beau, ni gentil), façonnent la relation que l’enfant entretient avec l’univers de son enfance et le confronte à « l’énigme de son irréductible singularité – Un chabin, c’est quoi, as-tu demandé ? – » (Confiant 1993b : 42). Parce qu’il porte en lui des contraires, parce qu’il symbolise le carrefour entre plusieurs « races » qui se heurtent, l’enfant-chabin demeure insaisissable et toujours irascible. L’évocation de sa grand-mère chinoise, tout comme la « splendeur de Chabine blanche » (Confiant 1993a : 18) de sa propre mère, ne sont pas anodines. L’enfant se voit assigné par ses proches à une essence de « mauvais chabin » constitutive de son devenir et s’en empare : « Un chabin, ça crie, ça trépigne, ça frappe, ça injurie, ça menace. Jamais ça ne mollit, mon vieux ! De ce jour, naît ta férocité ». (Confiant 1993a : 43) ou encore « Un chabin, c’est fort ! Un chabin, c’est brave ! C’est un chabin, qu’y puis-je ? (Confiant 1993a : 72). Le verdict ne laisse guère de place à l’invention de soi.

Les propriétés essentialistes des descriptions physiques – toujours stéréotypées – et des injonctions morales forcent l’enfant à devenir ce qu’il est déjà censé déjà être. Elles relèvent à la fois d’un effet de réel puisque la société martiniquaise des années 1960 est effectivement une société largement racialisée et ethnicisée, et d’une construction littéraire et idéologique : l’auteur génère, parfois en le figeant dans des vignettes ethniques, un monde créolisé dans lequel il situe l’enfant qu’il fut. Dès lors, le récit d’enfance permet peut-être de mieux comprendre le rapport contrarié que Raphaël Confiant entretient avec la négritude césairienne : ni blanc ni noir, le chabin ne se reconnaît ni dans « l’idée d’une ‟civilisation négro-africaineˮ » (Alix 2012 : 197), ni dans la forme d’universel qu’elle incarne, ni dans la République française ; il s’affronte à une case vide, sa propre place, qu’il comble par l’écriture, par le discours théorique et par l’action politique.

La dualité se manifeste aussi par le biais de la tension qui se noue entre les univers sociaux distincts que fréquente l’enfant. L’institution scolaire, perçue comme coloniale13, semble imposer une hiérarchisation des attentes en fonction de la couleur de peau des enfants. La maîtresse d’école, que le comportement de l’enfant navre, le met en garde : « avec ta peau blanche, comment vas-tu faire, hein ? Un nègre couillon, c’est laid mais un chabin couillon, c’est encore pire […] » (Confiant, 1993a : 78) ; sur le marché foyalais, le petit garçon se voit aussi renvoyé à son statut complexe qui le réduit à néant : « T’as la peau blanche mais tu n’es pas un Blanc, fous-moi la paix ! Tu n’es que de la mauvaise graine de chabin aux poils suris ! » (Confiant, 1993a : 211). Alors que Ravines du devant-jour situe le portrait du petit chabin au sein de la petite enfance, montrant ainsi les mécanismes de construction de la personnalité et évoquant une condition minoritaire, Le Cahier de romances brosse le portrait d’un adolescent et introduit une réflexion intellectuelle sur le « malaise constant » (Confiant 2000 : 210) dû à la condition départementale.

2.2. L’enfant-mémoire

Quelle « autre mémoire » reste-t-il à « inventer autant qu’à exhumer » (Éribon, 2014 : 242) pour marquer sa place dans le monde ? Si la psychanalyse, depuis Freud, a définitivement interdit de prendre au pied de la lettre la véracité du souvenir d’enfance susceptible d’en cacher un autre, plus important et refoulé, Didier Éribon, partant du principe que « l’histoire et la mémoire sont politiques de part en part » (Éribon, 2014 : 242), utilise le concept de « mémoro-politique » qu’il emprunte à Ian Hacking. Quelles matières du passé et de la mémoire sont sélectionnées, filtrées, et mises en avant pour écrire l’enfance ?

Outre la narration de scènes relativement conventionnelles et propres au genre littéraire (scènes scolaires, de catéchisme, de famille, de deuil…)14, Raphaël Confiant tord la chronologie, défie le « leurre chronologique » (Glissant, 1981 : 27), afin d’inscrire dans son récit des souvenirs qui ne sont pas directement les siens. L’époque de l’Amiral Robert, le représentant du gouvernement de Vichy aux Antilles françaises et le passage en Martinique de « la Vierge du Grand retour », en 1949, relèvent d’une mémoire collective à la fois culturelle, populaire et politique qu’il entend exhumer. Ces événements non datés, « accueillis en toute innocence comme de très vieux amis » (Confiant, 1993a : 138), occupent aussi une fonction spéculaire15 puisqu’ils sont développés au sein de deux fictions : Le Nègre et l’Amiral (1988) et La Vierge du grand retour (1996). Ils contribuent à façonner un enfant-mémoire « plus ancien que [son] âge » (Confiant, 1993a : 138) qui, à son tour, les incorpore à son histoire et leur confère une signification politique. Le travail sur les souvenirs d’enfance s’empare d’événements politiques qui relèvent d’un héritage colonial, ou de ses traces, se décline entre histoire, mémoire et mythe. Ces traces, encore opaques, sont consignées dans la trame du récit, bousculent la chronologie des faits au gré de l’incertitude des réminiscences. L’histoire redouble de violence confuse lorsqu’elle défile devant les yeux d’un enfant : la répression policière qui frappe des travailleurs agricoles grévistes se solde par des morts et une veillée funèbre en l’honneur des « héros anonymes » (Confiant, 1993a : 61), dont il retient les noms, sans mentionner la date des faits, perdue dans la préhistoire de l’enfance. La perception de cet événement, qui laisse entrevoir la série de grèves, parfois durement réprimées, qui, en Martinique, ont marqué les années 1960 et 1970, sera consignée ultérieurement dans un roman d’adolescent, inscrit en creux dans le récit, dont seuls le titre, La Révolte des coupeurs de canne, et la situation historique, « autour des années 50 », sont signalés (Confiant 2000 : 217).

Le conflit algérien se territorialise à Fort-de-France dans une scénographie proche des scènes de western : les émeutes de 1959 sont portées par des « cris de guerre, des hurlements de Peaux-Rouges » (Confiant 1993a : 235), l’enfant n’en saisit qu’un sens trouble, le silence des parents, qui ne prennent parti pour aucun camp, désigne une case politique vide que l’imaginaire enfantin remplit de suppositions, croyant « comprendre que tout ce trafalgar qui embrasse l’En Ville est peut-être tout simplement ce que les grands appellent d’une manière embarrassée ‟ La Guerre d’Algérieˮ », et que sa mère qualifie de « chose pleine d’affreusetées » (Confiant 1993a : 238-239). Une guerre sans véritable nom et si lointaine peut-elle cacher une guérilla tapie dans le quotidien ? La brutalité qui sévit dans ces autres départements français au statut incertain (ni d’outre-mer, ni métropolitains) se surimprime sur la violence sporadique, dont les traces, sous forme d’images stéréotypées, « voitures calcinées qui gisent sur le flanc », « vitres brisées » (Confiant 1993a : 237), abiment Fort-de-France. Lecture politique et idéologique – la guerre d’Algérie n’est pas une émeute, les émeutes de 1959 se sont pas une guerre – se croisent et se brouillent, s’informent mutuellement. Dans la bouche des adultes, et surtout dans celle du père, fidèle au Général de Gaulle, le terme « fellagha » s’applique indifféremment aux émeutiers martiniquais et aux « révoltés d’Algérie » (Confiant 1993a : 239). Dans la bouche des enfants qui jouent, le mot désigne « celui qui tient le rôle de traître, de bourreau ou de scélérat » (Confiant 1993a : 240). Les uns et les autres observent une réalité dont le sens leur échappe ; le conflit projette sur le réel foyalais un mot étrange, devenu insulte, et génère un imaginaire de guerre.

Parce que sa temporalité est floue et qu’il s’achève « avec la conscience du Temps » (Confiant 1993a : 251), parce qu’il mobilise un principe de vérisimilitude plus que de véridicité, le récit d’enfance permet de dévoiler, par petites touches, comment le malaise colonial et son ressenti idéologique s’immiscent dans les failles politiques de la République française, tout particulièrement au début de la cinquième République.

2.3. Lecteur savant et topographe du populaire

Le Cahier de romances ouvre sur une autre temporalité, celle de l’adolescence et des années d’apprentissage intellectuel et politique, et se clôt sur le départ « Pour France […]. L’entrée dans l’âge d’homme en quelque sorte » (Confiant 2000 : 247). Conformément à l’esprit du genre, la lecture et les modèles littéraires qu’elle suscite occupent une place de choix dans le récit. Un lien conscientisé, médiatisé par l’écriture, s’établit entre trois univers : la famille élargie appartenant à la petite bourgeoisie mulâtre, le monde de la lecture et la culture populaire. Progressivement, l’adolescent se détache de son père, qui incarne à la fois une autorité patriarcale, fragilisée et concurrencée par l’organisation matriarcale qui règne au sein de la famille, et la fidélité à l’ordre républicain transposé en Martinique. Fervent défenseur du Général De Gaulle, le père « s’était saoulé le jour où l’homme de la résistance au nazisme avait rendu visite à la Martinique » (Confiant 2000 : 118). L’indice mémoriel, antérieur à la naissance de l’enfant, préfigure une scène de liesse, située place de La Savane. Juché sur les épaules paternelles, l’enfant assiste, en témoin oculaire de l’histoire immédiate, à la folie collective déclenchée par la venue du Général De Gaulle16. Le portrait de ce dernier s’apparente à celui d’un légionnaire, l’intertexte « Il était beau. Il était grand. Il était blanc » (Confiant 2000 : 118) évoque la chanson « Mon légionnaire » d’Édith Piaf17. Tandis que des femmes s’évanouissent à la vue du Général, qui se tient debout sur une estrade, à côté de la « statue immaculée de Joséphine Bonaparte » (Confiant 2000 : 118), le père finit par « trinque[r] avec tout un chacun jusqu’à ce que, saoul comme un sarde, il s’affaisse de tout son long et que les services de la Croix-Rouge l’évacuent, oubliant [l’enfant] dans la frénésie ambiante » (Confiant 2000 : 120). Les épaules du père s’affaissent, sa stature vacille, l’enfant rejoint le sol à partir duquel il perçoit une réalité dissonante, faisant subir une distorsion à la célèbre phrase de De Gaulle prononcée lors de son discours : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que vous êtes français ! » (Confiant 2000 : 119).

La mise en scène du garçon en situation de lecteur, se saisissant du monde et lui donnant forme à partir de ses propres expériences, contribue également à l’émanciper du modèle familial. Lire suppose de délimiter un espace intime, à l’écart des injonctions des adultes, de forger des rituels, aussi précis que secrets, qui prennent vie au sein d’un petit cabinet de lecture. Le choix des livres procède par sélection, éviction et élection jusqu’à constituer, par touches successives, une bibliothèque personnelle : le manuel Lagarde et Michard, déjà qualifié « [d’]affreux », ou le livre d’histoire de France servent de cachette à un « roman d’Alberto Moravia ou d’Henry Troyat » (Confiant 2000 : 172), la lecture des premières pages de Nœud de vipères de François Mauriac introduit l’enfant au « monde contemplatif » de la vieillesse (Confiant, 2000 : 174). Dans une certaine mesure, en montrant comment lire et écrire sont les deux faces d’une même activité intellectuelle, en usant de l’auto-ironie et en dotant la littérature d’une fonction sacrée, Raphaël Confiant réécrit Les Mots de Sartre : « J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple » (Sartre 1972 : 53) et prolonge la « sentimenthèque » d’Écrire en pays dominé (Chamoiseau 1996). Madame Bovary, dans un jeu de spécularité renforcé, clin d’œil au « bovarysme collectif », fournit le modèle d’une déclaration d’amour aussi plate que vaine : « Tu écris bien… » (Confiant 2000 : 168) concède sa destinataire, avant de disparaître. La rousse chevelure de Nana, personnage du roman éponyme de Zola, introduit l’adolescent aux troubles de l’érotisme, la courtisane se meut en fantasme de « chabine à la chair plantureuse » (Confiant, 2000 : 177). Au fil des scènes de lecture, il sélectionne les œuvres susceptibles de l’aider à bâtir sa propre poétique. Chemin d’école perpétue l’esprit d’Éloge de la créolité, redécouvre La Lézarde de Glissant – qui se révèle cependant paralysant comme peut l’être un classique – et réitère un lieu commun fondateur de l’esthétique créoliste : l’opposition entre Saint-John Perse et Aimé Césaire. L’adolescent, qui fut un temps « magnifiquement seul » (Confiant 2000 : 179), abandonne cette posture, l’énonciation devient collective, sinon prescriptive : « Quelque chose, un rythme, une cadence, un phrasé vous parlait dans Amers ou même dans Anabase, alors que les vers d’Aimé Césaire, dont vous mesuriez confusément la hauteur, vous laissaient de marbre (Confiant 2000 : 218). Il convient toutefois de noter les silences de l’énumération : nulle part n’est mentionné La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel, roman autobiographique auquel tout récit d’enfance antillais se réfère implicitement.

Le lecteur savant se fait topographe du populaire. Dans les deux récits d’enfance, la place occupée par les servantes qui, conformément à la tradition esclavagiste, partagent le même espace que leurs maîtres au sein de la maisonnée et entretiennent des relations d’affectueuse proximité avec leurs enfants, explique leur importance dans l’éducation de ces derniers. Les pratiques culturelles des subalternes prennent une forme poétique : « le chanter des lessiveuses », leur jovialité communicative » (Confiant, 2000 : 195). Les romances de la servante Rosalia, chants mélancoliques transcrits en créole et en français, inspirent le titre du récit, lui insufflent un rythme et le clôturent. L’intertexte savant des belles lettres côtoie un intertexte populaire susceptible d’éclairer la relation que l’adolescent noue avec les gens du peuple et, par ricochets, celle que l’auteur, intellectuel dissident, entretient avec son propre milieu social. Au-delà de l’intertexte identifiable comme tel, Raphaël Confiant multiplie les scènes de vie populaire, telles les déambulations sur le marché ou dans les rues de Fort-de-France. Ces scènes peuvent se comprendre à l’intersection des « effets du populisme » (Grignon, Passeron 1989 : 10) et des « arts de la résistance » (Scott 2009 : 199). À l’instar de Zola, Raphaël Confiant affectionne les tableaux qui mettent en images la vie populaire grâce à des hypotyposes : scènes de carnaval où le peuple s’encanaille et où la chair exulte, petit personnel de la rue des Syriens, « fiers à bras au verbe tonitruant et aux muscles dignes d’Hercules noirs » (Confiant 2000 : 43), djobeurs sur les marchés, « femmes-matador et autres majorines, certaines adeptes de la fornication tarifée » (Confiant 2000 : 116).

Bien que l’auteur recueille une « part de la plus-value symbolique produite par l’importation dans la sphère de la culture savante des matières premières arrachées aux cultures dominées » (Grignon, Passeron 1989 : 212), les effets produits ne sont pas exactement les mêmes que ceux du roman naturaliste du XIXème siècle, d’autant plus que la perception du populaire s’effectue par l’intermédiaire d’un enfant en contact permanent avec les gens du peuple. Le dévouement de la servante a ses propres limites. Une force de résistance se dégage de la mise en scène de personnages qui interpellent l’enfant, n’hésitent pas à le malmener, lui opposant ainsi un rapport de force et une autre logique culturelle et politique. Depuis La rue Cases-Nègres, les récits d’enfance antillais ne cessent en effet d’insister sur la domination que les adultes, quels qu’ils soient, exercent sur les enfants.

Le narrateur évolue dans une mythographie créole qu’il contribue à produire et sur laquelle plane le spectre de « l’éclopé » de retour d’Algérie, qui erre dans la ville.

3. Une biographie anthropophage

3.1. Se glisser dans la peau d’un autre

À l’âge de trente ans, Raphaël Confiant s’affrontait Aimé Césaire, son aîné encore vivant, l’écrivain, qui est entré dans la soixantaine, s’empare de Frantz Fanon, disparu à l’âge de trente-six ans, des suites d’une leucémie myéloïde. La réception de l’œuvre fanonienne est l’objet, à l’échelle du monde, d’études impliquant des processus multiples de reconnaissances, de rejets et d’identifications, ce dont témoigne une ample bibliographie qui se développe notamment à partir des années deux-mille18. L’Insurrection de l’âme. Vie et mort du guerrier silex s’inscrit dans ce champ de la critique fanonienne en produisant un « imaginaire littéraire croisé réinvestissant inépuisablement une figure d’auteur » (Boyer-Weinemann : 8), à laquelle se greffe une figure de psychiatre, de militant et d’homme de guerre. La biographie, ou du moins « l’effet biographique » (Dosse 2005 : 452) que produit le texte, s’articule à une forme d’autobiographie, ce qui appelle deux constatations. Premièrement, L’Insurrection de l’âme qui, contrairement à l’essai consacré à Aimé Césaire, ne cite aucune biographie et ne comporte aucune note de bas de pages, s’inspire pourtant des études qui la précèdent, notamment de la biographie établie par Alice Cherki19 et de l’essai de Daniel Boukman20, deuxièmement, sa singularité découle d’une structure éclatée et du choix de l’énonciation. Conçu comme un puzzle, L’Insurrection de l’âme décompose et recompose la vie de Frantz Fanon, au moyen d’une narration qui fait fi de la chronologie, multiplie prolepses et analepses, par la présence de passages dialogués, de portraits et de tableaux encadrés et titrés qui insistent sur des situations que l’auteur souhaite mettre en exergue – « Ramadan », « La grève des fous », « La main rouge ». Du point de vue de l’énonciation, l’alternance entre des passages rédigés à la première personne du singulier, où l’identification entre auteur et narrateur est plus manifeste, et d’autres écrits à la troisième personne engendre une « voix double » qui permet ainsi « d’observer le miroir à double face où l’autobiographie du biographe va jusqu’à se confondre avec la construction même de l’objet biographique » (Boyer-Weinemann, 2005 : 9). La biographie imaginée d’un homme qui se percevait surtout comme un témoin de l’histoire et était réticent à parler de lui21, est aussi une « autobiographie imaginée22 », inscrite dans une fiction de soi. Mais de quelle imagination ou de quel imaginaire s’agit-il ? Ainsi que nous l’avons précédemment montré, c’est à partir d’une analogie avec la guerre d’Algérie que Raphaël Confiant relate les émeutes populaires de 1959 en Martinique, ce dernier mentionne aussi son propre séjour en Algérie, qui aurait eu lieu dans les années 1970 : « J’ai connu Alger en Mecque des révolutionnaires23 ».

La « voix double » résonne aussi à partir d’un nom double, en 1958, Frantz Fanon prend le nom d’Ibrahim Omar Fanon, qui figure sur son passeport tunisien, d’une corporalité et d’une figure double, sinon multiple, qui se renforce de manière spéculaire, en référence à Peau noire, masques blancs et à la maladie – une leucémie – à l’origine de la mort de Frantz Fanon. La prolifération de globules blancs dans le sang renvoie, non sans une ironique insistance, à la question raciale, d’autant plus que le personnage de Fanon redoute la transfusion sanguine qui lui proposée. Le corps de l’homme souffrant témoigne de la blessure des corps et des esprits colonisés, ceux qu’il a voulu arracher à leur souffrance en concevant pour eux une autre psychiatrie, et de leur expulsion de l’histoire officielle, signifiée par le « blanchissement des troupes coloniales » (Confiant 2017 : 319). La racialisation de la maladie mortelle n’est pas seulement un jeu sur les mots et les couleurs : conçue du point de vue des vaincus, elle a valeur de métaphore historique, elle répond à la racialisation de l’histoire, écrite du point de vue des vainqueurs.

3.2. Ange de l’Histoire, acteur du devenir ?

« [Le] jeu de la mélancolie [tel qu’il apparaît dans l’ouvrage de Paul Gilroy, Postcolonial Melancolia] est hautement révélateur [précise Jean Bessière] : il indique une fixation sur un moment de l’Histoire où la lecture progressiste du devenir des pays anciennement colonisés était possible, quelles que fussent, par ailleurs, les critiques que portait cette lecture progressiste, et, par comparaison avec le présent, un rappel de la colonisation – rappel en quelque manière moins douloureux que la caractérisation du présent. […] Bien évidemment, l’hypothèse d’une mélancolie du postcolonial est indissociable d’un souvenir de Walter Benjamin. Par quoi, il faut lire cette mélancolie du postcolonial comme on lit l’évocation de l’Ange de l’histoire chez Walter Benjamin – selon la notation de la rupture avec l’Histoire, selon la possibilité d’un rachat dans l’Histoire, selon le souvenir des vaincus, selon la désespérance du présent » (Bessière 2009 : 36)

Que l’Ange de l’Histoire se montre aussi sous les traits de Frantz Fanon, que ce dernier en soit le prolongement symbolique et la métaphore postcoloniale, que l’Algérie soit la synecdoque de l’empire colonial français et d’une décolonisation inachevée, irréalisée ou peut-être, tout simplement, irréalisable dans sa totalité, est l’hypothèse de lecture qui s’impose à moi. Encadré par l’agonie et la mort de Frantz Fanon, le récit baigne dans une mélancolie teintée de spiritualité. L’incipit évoque, à la première personne, un homme hospitalisé à Bethesda, aux États-Unis, contemplant des arbres étrangers, empli du regret des « manguiers et tamariniers de [sa] terre natale », des « oliviers de [sa] terre d’adoption » (Confiant 2017 : 11) ; il se remémore les moments cruciaux de sa vie, prend acte de l’imminence de sa propre mort. Il sait qu’il ne verra ni la « Révolution », ni « l’indépendance de l’Algérie » et évoque le « Tiers-monde » (Confiant 2017 : 19). Le mourant rappelle son agnosticisme, tout en soulignant l’émotion ressentie à l’écoute de l’appel à la prière, du « cri lancinant du muezzin » (Confiant 2017 : 15), trace d’un épisode du Cahier de romances où, en des termes similaires, la voix du muezzin, s’échappant du poste de radio d’un commerçant syrien, « s’élanç[ait] dans le vide du jour » (Confiant 2000 : 198). Le chant sacré fusionne ici la voix double. Les deux derniers chapitres rapatrient le corps de Fanon en Tunisie, puis en Algérie. L’encadré « Monter en Galilée » fait état d’une ascension christique, l’arrivée du cercueil de Frantz Fanon en Tunisie, son inhumation en terre algérienne et le récit des hommages qui lui sont rendus (parfois intégralement mentionnées), clôturent le récit, contribuent à renforcer sa tonalité mélancolique, constituent une archive inscrite dans la trame du temps suspendu de la décolonisation.

L’Ange de l’Histoire est omniprésent, qu’il s’agisse de l’évocation de Frantz Fanon psychiatre, en Algérie et en Martinique, ou de l’intellectuel rédigeant Peau Noire, masques blancs, en compagnie de Jean-Paul Sartre, mais ces passages, qui marquent un point de rupture avec l’Histoire occidentale, du moins avec l’histoire des pratiques et de la pensée coloniales, ne sont pas les plus originaux, d’autres ouvrages les avaient déjà éclairés. En relisant l’itinéraire de Frantz Fanon, Raphaël Confiant relit aussi l’itinéraire de sa propre pensée. En mettant ses pas dans ceux de Frantz Fanon, Raphaël Confiant évoque des formes de fraternité à l’œuvre durant la lutte pour l’indépendance algérienne et s’y attarde, rappelant, dans une énonciation à la première personne, la présence amicale de médecins juifs aux côtés de Frantz Fanon, parmi lesquels Jacques Azoulay, ou mentionnant la crainte que nourrissait Houari Boumediene, partisan de l’arabo-islamisme, à l’égard de celui qui envisageait « une Algérie où Musulmans, Juifs et Chrétiens cohabiteraient en bonne intelligence (Confiant 2017 : 373). Repenser la condition juive et la condition noire à partir d’un espace colonial insurgé, et du point de vue de certains résistants, permet d’historiciser et de situer ces conditions minoritaires, de faire un pas hors de l’impasse de la généralisation et du ressentiment que Raphaël Confiant avait notamment manifesté en apportant son soutien à Dieudonné, condamné pour propos antisémites en 2006. De la même façon, la place des femmes dans l’œuvre littéraire est révisée – ce qui était déjà le cas dans Adèle et la pacotilleuse –. La présence discrète et lumineuse de Josie Fanon auprès de son mari, sa vaillance et son intelligence critique sont soulignées : sans Josie, Fanon n’aurait pas été Fanon, sans Fanon, Josie n’aurait pas existé. Raphaël Confiant ne trahit pas la pudeur dont Frantz Fanon faisait preuve au sujet de sa vie privée mais, grâce à certaines images, introduit des bribes d’intimité. Le rôle des femmes dans la lutte indépendantiste est largement mentionné, notamment grâce à l’évocation des « trois Djamila » et à la mention de la « contre-violence féminine » (Confiant 2017 : 371). Il convient également de s’arrêter sur l’évocation des scènes de dévoilement des femmes algériennes : femmes contraintes de se dévoiler publiquement sur la place publique, au nom de la « fraternisation entre Européens et indigènes » (Confiant 2017 : 270). L’ange plane sur le présent d’une histoire qui balbutie et se rejoue sous forme de farce : l’écriture semble directement orientée en direction du présent.

Ange de l’histoire et témoin pour l’histoire, Frantz Fanon est aussi acteur de son devenir. Parce qu’il a vu, avant sa mort, les luttes intestines au sein du GPRA, pressenti la victoire politique de ses acteurs les plus féroces, parce qu’il a compris la force performative du mot « département » dans le cadre de la politique coloniale et/ou d’assimilation, parce qu’il a pressenti la tristesse paralysante du ressentiment, parce qu’il a aussi vu le spectacle hideux des appelés plongés dans la guerre –­ « De part et d’autre : membres déchiquetés, yeux crevés, crânes fracassés. Vies brisées. » – (Confiant, 2017 : 346), le « Fanon » de Raphaël Confiant, oblige à penser la « désespérance du présent » et son dépassement. L’éthique du refus qui fut celle de Frantz Fanon nous y engage. Une partie de cette désespérance découle de la pérennisation du fait colonial, de son inscription dans les corps et dans les esprits, de son usage politique et public, du rôle qu’elle occupe dans les constructions idéologiques, en France métropolitaine, aux Antilles françaises et aussi en Algérie. L’Insurrection de l’âme compose une « archive imaginaire du présent » (Agier 2021) qui s’inscrit dans une histoire littéraire mondialisée reliant les Suds entre eux.

Conclusion

Que retenir des vies créatives de Raphaël Confiant ? Il lui fallait « déboulonner » la statue d’Aimé Césaire dans les années 1990, ce qu’il fit, non sans amertume, produisant la plus iconoclaste des biographies consacrées à l’homme politique martiniquais, père de la Négritude. Symboliquement, la perte est sans doute plus grande que la reconnaissance. Il lui fallait écrire son enfance de « mauvais chabin », de « chabin emmerdant » (Confiant 1993a :135), nul n’est jamais aussi mauvais que sous le regard d’autrui. L’autoportrait de l’intellectuel en herbe, échappé du cocon familial, sensible à la « formidable énergie qui animait Foyal » (Confiant 2000 : 219), cristallise des éclats de relation créole, évoque un « enfant-mémoire », un lecteur en quête d’un « livre antillais, d’un livre qui parl[e] de [lui]. » (Confiant 200 : 208). L’œuvre de Raphaël Confiant est parsemée de petits cailloux qui conduisent à ce lieu du discours littéraire où s’énonce le malaise suscité par ce que l’on pourrait nommer une « condition départementale » : celle, toujours présente et lourde d’ambiguïtés, des Antilles françaises, celle, cruellement trompeuse, de l’Algérie sous domination coloniale française, rendant nécessaire la construction d’un hors-lieu réunissant des imaginaires. L’essai (auto)biographique consacré à Frantz Fanon rapproche ainsi, à sa manière, deux grandes figures-monde : Aimé Césaire a forgé l’expression « guerrier-silex » qui apparaît dans le sous-titre et caractérise Fanon. « L’effet de vécu » (Dosse 2005 : 452) rend sensible une fraternité internationaliste. Le dernier roman publié à ce jour, Du Morne-des-Esses au Djebel, place une autre pièce sur le puzzle, ajoute un chapitre à des vies minuscules, marquées ou broyées, parfois rapatriées en Martinique dans un « navire-cercueil » (Confiant, 2020 : 415) : celles des soldats antillais plongés dans une guerre coloniale.

Bibliographie

  •  

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Notes

  •  

1 Mireille Sacotte souligne que les textes auto-référentiels « longtemps pris pour parole d’Évangile [sont] le chef-d’œuvre d’un faussaire. », « Le rire de Saint-John Perse », Europe, n°799-800, nov-déc. 1995, p. 137.

2 On citera, entre autres ouvrages qui figurent dans la bibliographie de Raphaël Confiant, Lilyan Kesteloot et Bernard Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Paris, Présence africaine, 1993 ; M. a M. Ngal., Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1975 ; Aliko Songolo, Aimé Césaire, une poétique de la découverte, Paris, L’Harmattan, 1985.

3 Romuald Fonkoua, Aimé Césaire, Paris, Perrin, 2010 ; Véronique Corinus, Aimé Césaire, Paris, PUF, 2019.

4 On retiendra, entre autres engagements, que Raphaël Confiant a fait partie du mouvement « Les Patriotes non-alignés », puis du « Mouvement des démocrates et écologistes pour une Martinique souveraine » et de « Bâtir la Martinique », dans les années 1990.

5 Raphaël Confiant a co-écrit avec Patrick Chamoiseau Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature, Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, (1635-1975), Paris, Hatier, 1991.

6 Ces périodes sont les suivantes : « La revendication de l’assimilation (départementalisation) : de 1946 à 1956-1958 », « La revendication de l’autonomie : de 1958-1960 à 1973 », « La tentation nationaliste : de 1974 à 1980 », « Le moratoire : de 1981 à 1992 », Ibid., p. 159.

7 La citation est la suivante : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir », Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1939], Paris, Présence africaine, 1956, p. 22.

8 En février 1974, les ouvriers grévistes de l’habitation Chalvet, située au Lorrain, sont la cible d’une intervention policière qui fait deux morts et plusieurs blessés.

9 « L’écrivain guyanais Bertène Juminer, qui se trouvait en Tunisie aux côtés de Frantz Fanon, note : ‟Je n’ai pas connaissance d’une prise de position publique de Césaire pendant la guerre d’Algérie.ˮ» (Confiant 1993b : 166)

10 Cette « lettre » a été publiée pour la première fois dans l’hebdomadaire Antilla, le 1er juin 1982.

11 Je me permets de renvoyer à Véronique Bonnet, « L’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », Romuald Fonkoua et Pierre Halen (dir), Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 135-149.

12 Romuald Fonkoua souligne que « les conflits littéraires n’étaient que les suites des incompréhensions nées dans le champ politique. Les défenseurs de la créolité avaient beau dire qu’ils étaient tous, ‟à jamais, fils d’Aimé Césaireˮ, les tenants de la négritude ne leur reconnaissaient aucun droit de filiation », Aimé Césaire, op. cit., p. 363-364.

13 Je renvoie à l’article de Romuald Fonkoua : « L’idéologie se lit dans l’oubli, l’insignifiance et la réduction événementielle : parce qu’il est difficile d’admettre que l’école aux Antilles puisse être autre chose qu’une école républicaine française aux îles, il est nécessaire d’affirmer que l’école aux Antilles n’est rien d’autre qu’une école « coloniale » « ‟L’école colonialeˮ des écrivains antillais : texte, savoir et idéologie », L’enfant des colonies, Cahiers Robinson, 7, CRELID / CTH, Cergy, 2000, p. 83.

14 Pour une analyse plus détaillée, je renvoie à la notice de Françoise Tenant, « Récit d’enfance », Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, dir. Françoise Tenant, Honoré Champion, Paris, 2018, p. 670-673. Je me permets aussi de renvoyer Véronique Bonnet, « Caraïbes », Ibid., p. 159-162.

15 Je renvoie à l’article de Yolaine Parisot, « L’espace autobiographique caribéen francophone, réflexions et réfractions d’un être dans le monde », in L. Rubiales (dir.), L’autobiographie dans l’espace francophone, IV- Les Caraïbes et l’océan Indien, Université de Cádiz, 2010, p. 83-121.

16 La visite officielle du Général De Gaulle, en mars 1964, a pour objectif principal de rappeler le statut de département français de la Martinique. Aimé Césaire était alors favorable à l’autonomie de l’île.

17 « Il était mince, il était beau / il sentait bon le sable chaud / mon légionnaire.

18 Je renvoie à ce sujet à Magali Bessone, « Frantz Fanon, en équilibre sur la color line », Frantz Fanon. Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, ainsi qu’à l’article d’Emmanuelle Loyer, « 1961. Les Damnés de la terre pleurent Frantz Fanon », Histoire mondiale de la France, dir. Patrick Boucheron, Paris, Seuil, 2017, pp. 678-682.

19 Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Paris, Points Seuil, 2011.

20 Daniel Boukman, Frantz Fanon. Traces d’une vie exemplaire, Paris, L’Harmattan, 2016. L’Insurrection de l’âme est dédié à Daniel Boukman.

21 « L’aurait-il voulu, Fanon était de toute façon incapable de se raconter » précise Alice Cherki, op. cit., p. 11.

22 « Raphaël Confiant : Frantz Fanon, précurseur de l’identité multiple », entretien avec Raphaël Confiant, L’Humanité, 21 août 2017, (en ligne).

23 Ibid.

Auteur

Véronique Bonnet

Université Sorbonne Paris Nord, veronique.bonnet8@wanadoo.fr

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