TROIS DICTIONNAIRES POUR APPROFONDIR NOTRE CONNAISSANCE DU CREOLE

Intro

   Dans les langues sans statut, dominées et majoritairement orales, n'importe qui, n'importe quel locuteur s'estime compétent pour donner son avis sur tel ou tel aspect de celles-ci.

Texte

   C'est le cas de la langue créole dont on sait qu'elle fut tenue à l'écart durant 3 siècles.

   En français, anglais, chinois, arabe ou hindi, langues vieilles de plusieurs siècles, possédant de très anciennes littératures et des académies, qui sont enseignées à l'école et à l'université, tel n'est pas le cas. Par exemple, aucun Français moyen ne s'aviserait d'expliquer, au cours d'un repas entre amis ou d'un débat quelconque, pourquoi on n'emploie pas le subjonctif après la locution "après que". Prudent, il se taira ou renverra ses interlocuteurs aux différentes grammaires de la langue française. Même chose pour l'origine de cette dernière : il sait que celle-ci provient du latin mais quand, comment, de quelle façon, le Français moyen ne se risquera pas à avancer des choses qu'il sait n'avoir pas étudiées.

   En créole, n'importe qui, le premier venu s'estime compétent et parlera haut et fort, assénant ses vérités au motif qu'il sait parler la langue et que d'ailleurs, il l'a toujours parlée avec ses grands-parents. Face, par exemple, à cette forme syntaxique que les linguistes appellent la "reduplication du morphème verbal" c'est-à-dire la répétition du verbe, comme dans "Manjé i ka manjé dépi talè-a" ou "Rivé ti gason-mwen an rivé"', il vous expliquera, sur un ton docte, que le créole aime la répétition. Mais là où sa "savantise" s'exprime le plus, c'est dans le domaine lexical. Là où un Français moyen avouera ne pas savoir l'étymologie, par exemple, du mot "planète" (qui vient du grec où il signifie "vagabond"), l'Antillais moyen vous assénera que "djal", "pagna", "manawa", "wakawa" ou encore "katjopin" sont des mots africains et qu'il en est sûr parce que sa grand-mère le lui a appris.

   Sauf que "djal" vient de l'anglais "girl" tout comme "manawa" (man-of-war) et pagna" (partner). "Wakawa"  de la langue caraïbe et "katjopin" de l'espagnol (gachupin). Mais gardons-nous d'accabler le créolophone moyen qui joue au Monsieur-je-sais-tout. Son assurance provient du fait que le créole n'est pas enseigné (ou assez peu), que les grammaires et dictionnaires sont récents ou peu mis en lumière, ce qui laisse le champ libre à n'importe qui pour affirmer n'importe quoi. Y compris que le créole provient directement de...l'égyptien ancien.

   Pourtant, l'étude des créoles ou créolistique est assez ancienne puisqu'on date généralement son origine de la fin du 19è siècle avec l'Allemand Hugo SCHUCHARDT, oubliant la toute première grammaire créole rédigée par un instituteur noir trinidadien, John Jacob THOMAS en 1869. Toujours est-il que depuis lors, puis tout au long du 20è siècle, des linguistes, tant antillais et guyanais qu'étrangers, ont travaillé sur la langue et publié nombre de grammaires et de dictionnaires : Alfred de SAINT-QUENTIN (Guyane), Jules FAINE (Haïti), S. COMHAIRE-SYLVAIN (Haïti),  Albert VALDMAN (Etats-Unis), Jean BERNABE (Martinique), Guy HAZAEL-MASSIEUX (Guadeloupe), Pompilus PRADEL (Haïti), Hector POULLET et Sylviane TELCHID (Guadeloupe), Robert DAMOISEAU (France), Pierre PINALIE (France), Claire LEFEBVRE (Québec), Salikoko MFWENE (Congo), Dalphinis MORGAN (St-Lucie), Denis SOLOMON (Trinidad), Lawrence CARRINGTON (Trinidad) et des dizaines d'autres chercheurs et universitaires de nombreux pays du monde.

   Tout cet immense travail est malheureusement inconnu de l'Antillais ou du Guyanais moyen qui, dès lors, s'estiment autorisés à parler doctement du créole alors qu'il ne suffit pas de parler une langue pour en connaître les tenants et les aboutissants. Ce n'est parce que l'on mange régulièrement des homards ou du lambi qu'on est spécialiste de la faune marine ! Ce n'est pas parce que l'on joue du tambour ou du "chacha" qu'on est musicologue ! Le créole est un objet d'étude scientifique comme n'importe quel autre et il y a des gens qui y consacrent leur vie. On les appellent des créolistes. Tout comme il y a des romanistes, des slavistes, des arabisants ou des indianistes. Seul le mépris, assumé ou inconscient, envers le créole fait que la plupart des gens ne considèrent pas un créoliste comme égal à un romaniste ou à un indianiste.

   En un mot, n'importe qui ne peut pas parler du créole. Il faut D'ABORD l'étudier.

   C'est ce qu'a fait, par exemple, Raphaël CONFIANT dans trois dictionnaires :

 

   . le "Dictionnaire des titim et des sirandanes"  (1998) est le tout premier du genre. Il recense les devinettes et jeux de mots des créoles des Amériques et de l'Océan indien en expliquant leur fonctionnement ainsi que leurs ressemblances et différences avec les mêmes "formes brèves" (comme disent les linguistes) d'Europe et d'Afrique.

 

  . le "Dictionnaire du créole martiniquais" (2007), lui aussi le premier du genre. 2 tomes, 1.400 pages et un peut plus de 20.000 mots ("entrées", disent les lexicographes), presque tous exemplifiés à l'aide de citations d'auteurs créolophones sur le modèle du dictionnaire Littré. 

 

   . le "Dictionnaire des néologismes créoles" (2000), également une première, car toute langue crée des mots nouveaux (ou "néologismes") qui tantôt s'intègrent à la langue tantôt disparaissent à jamais. Ces néologismes proviennent soient de créations spontanées (cf. le célèbre "abracadabrantesque" attribué à Jacques CHIRAC) soit ils sont forgés par académiciens ou des linguistes. Chaque année, l'Académie française en publie afin de lutter contre l'anglicisation : "épinglette" pour "pin's""ego-portrait" pour "selfie", "courriel" pour "mail" etc. Jusqu'aux années 70 du XXè siècle, l'innovation lexicale en créole était encore vivace (par exemple, la machine à récolter mécaniquement la canne à sucre appelée "cane-loader" en anglais est devenue "kannodè" en créole), mais depuis les dernières décennies, à cause de la francisation linguistique accélérée, elle a fini par s'essouffler, puis quasiment s'arrêter. Il fallait donc que les créolistes réagissent et c'est ce qu'a fait R. CONFIANT dans ce dictionnaire qui rassemble aussi bien les créations spontanées ("lamakoumétri" pour dire "homosexualité") que les créations volontaires ("larel-lidé" pour dire "idéologie"). 

 

   Trois dictionnaires, que les éditions Ibis Rouge et son courageux directeur Jean-Louis MALHERBE, ont publié sans la moindre aide ni des collectivités locales ni de l'Etat ni de sponsors privés. Trois ouvrages qui ont demandé à leur auteur des années et des années de travail...

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