Le grand, l'immense écrivain albanais Ismaïl Kadaré vient de décéder à l'âge vénérable de 88 ans à Tirana, la capitale de son pays si méconnu.
J'ai eu la chance exceptionnelle de le côtoyer durant quelques jours lors d'un colloque organisé par la Daesan Foundation, organisation sud-coréenne consacrée aux rencontres entre intellectuels sud-coréens et internationaux. J'avais lu et admiré le roman de Kadaré, Le général de l'armée morte, sans avoir eu l'occasion de tomber sur un autre de ses livres. C'est que l'énigmatique Albanie n'est guère mise en avant dans les médias et les pages littéraires de ces derniers l'ignorent.
Nous nous trouvions assis côte à côte par le plus grand des hasards et quoique n'étant pas timide du tout, il m'impressionnait et j'ai eu au départ peur de lui adresser la parole. C'était en 2001, le nouveau siècle venait de commencer et de grands (et chimériques) espoirs de rencontres entre peuples différents se faisaient jours aux quatre coins du globe. Wole Soyinka, le Prix Nobel de littérature nigérian, assistait au colloque de même que le sociologue français Pierre Bourdieu et d'autres personnalités mondiales. Je n'ai jamais su qui m'avait choisi pour être des leurs et ne le sais toujours pas.
Derrière ses grosses lunettes à monture noire, Kadaré avait l'air d'un sphynx et avait la parole rare quoiqu'amicale. Il s'amusait de mon ignorance totale de son pays et m'expliqua les raisons historiques qui ont fait de lui le seul pays européen où la religion musulmane est majoritaire. Mais sur les régimes marxistes qui l'ont dirigé depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, il était peu loquace. Ce n'est que des années après que j'ai compris ce quasi-mutisme. Les beaux esprits occidentaux accusaient régulièrement Ismaïl Kadaré de "pactiser" avec le régime marxiste et pro-chinois, autre chose étonnante, d'Enver Hoxa. Sur les bords de la Seine et de la Tamise, les intellos à chemise blanche et col ouvert ne comprenaient pas pourquoi il n'avait jamais été emprisonné ni ses livres interdits. Ils auraient tellement aimé le transformer en martyr, en Soljenytsine albanais !
Ce n'est aussi que des années plus tard que j'ai compris pourquoi Ismaïl Kadaré ne s'est pas rendu à la Maison Bleue, l'Elysée sud-coréen, à l'invitation du président de la République sud-coréen, Kim Dae Jung. Nous étions tous là, la trentaine d'invités d'autant de pays, à commencer par Wole Soyinka dans son magnifique boubou bleu. Un photographe officiel immortalisait notre poignée de main avec Kim Dae Jung.
Il nous reçut avec tous les honneurs, nous demandant, une fois revenus dans nos pays respectifs, de devenir des sortes d'ambassadeurs de la culture coréenne. C'est que championne dans les industries automobile, aéronautique, informatique etc..., la Corée du Sud était complètement ignorée du monde sur le plan culturel. Deux décennies plus tard les choses ont changé grâce au cinéma coréen et à la K-Pop, cette musique à la croisée des rythmes traditionnels du pays et de la pop-music occidentale.
Ismaïl Kadaré n'était donc pas venu à cette invitation du président sud-coréen. Ce que j'avais cru être de la goujaterie était, en réalité, sa manière de vivre et de survivre dans un régime marxiste où le pouvoir attend de vous que vous soyez la voix ou le porte-voix des "masses populaires". En réalité de ce pouvoir lui-même ! Si donc Kadaré n'a jamais été emprisonné c'est qu'il s'était toujours tenu à l'écart dudit pouvoir, n'acceptant pas décorations et honneurs, mais ne le critiquant pas non plus frontalement. Il n'a donc jamais "pactisé" avec qui que ce soit mais il a su éviter les provocations gratuites qui vous valent la prison ou l'exil. A Cuba, Leonardo Padura se comporte exactement de la même manière : ni fidèle du régime ni détracteur. Plume libre...
Ce positionnement a coûté à Ismaïl Kadaré le Prix Nobel de Littérature même si quasiment chaque année son nom figurait dans la liste des nobélisables. Aucune importance car son oeuvre magnifique continuera à parler pour lui ! Lisez, outre Le général de l'armée morte qui l'a fait connaitre au plan international, Les tambours de la pluie et Avril brisé. Ou encore Le Palais des rêves...