À l’approche du 28 octobre, « JOURNEE INTERNATIONALE DU CREOLE », lancée en 1981 par la Dominique et fêtée depuis lors dans tous les pays créoles du monde ainsi que leurs diasporas en Europe et en Amérique du nord, il nous a semblé important d’interviewer Raphaël CONFIANT, l’auteur du tout premier « DICTIONNAIRE DU CREOLE MARTINIQUAIS », paru en 2007.
Cet ouvrage en 2 volumes et 1.400 pages a été peu médiatisé à l’époque quoiqu’il fut l’un des best-sellers des éditions IBIS ROUGE, maison dirigée, en Guyane, par Jean-Claude MALHERBE…
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MONTRAY KREYOL : Votre dictionnaire du créole martiniquais est le tout premier du genre, pourtant vous en avez assez peu parlé dans les médias en 2007, lors de sa parution, et même au cours des années suivantes, comment cela s’explique-t-il ?
R. CONFIANT : Très simplement : à cause de la parution, cette même année-là, en février 2007, d’un ouvrage que j’avais co-écrit avec Louis BOUTRIN afin de dénoncer l’empoisonnement de la Martinique et de la Guadeloupe par ce dangereux pesticide qu’est le chlordécone : « Chronique d’un empoisonnement annoncé. Le scandale du chlordécone aux Antilles françaises (1972-2002) ». J’ai jugé que cette cause était, à l’époque, plus importante que de promotionner mon dictionnaire bien que ce dernier m’ait demandé beaucoup de travail. BOUTRIN et moi sommes allés faire une conférence de presse sur le chlordécone à l’Assemblée nationale, puis, en Martinique, nous avons pris notre bâton de pèlerin et avons multiplié les réunions dans les communes afin d’alerter la population, cela durant des mois et des mois. Cela nous a demandé beaucoup de temps…
MONTRAY KREYOL : un dictionnaire comme le votre, plutôt volumineux, vous a demandé combien de temps ?
R. CONFIANT : Je n’ai pas compté, j’avoue…Sans doute pas moins d’une douzaine d’années. Mais c’est un travail que j’ai accompli seul dans mon coin, à mes heures perdues, car je ne suis pas qu’un défenseur du créole comme on le croit. J’ai été prof d’anglais dans le secondaire, j’ai dû rédiger une thèse de doctorat sur la littérature créolophone, j’ai été militant écologiste durant quinze ans à l’ASSAUPAMAR, journaliste à ANTILLA pendant un peu plus longtemps, militant politique puisque j’ai été l’un des vice-président du MODEMAS lors de la création de ce parti par Garcin MALSA et puis, à côté de tout ça, comme tout un chacun, j’ai une vie aussi.
MONTRAY KREYOL : Où trouvez-vous le temps de faire tout ça ?
R. CONFIANT : Mon grand-père qui était petit distillateur au quartier Macédoine, dans la commune du Lorrain, avait coutume de dire que lorsque quelqu’un pense avoir vécu 100 ans, en fait, il n’en a vécu que 50 ans parce qu’il a passé la moitié de son existence à dormir. Cette idée m’avait complètement traumatisé et depuis, je ne dors qu’environ 4h par nuit. Le reste du temps, je lis, j’écris, je travaille sur différents ouvrages car il m’est impossible de me discipliner et d’en écrire un seul à la fois. Chose qui m’a valu depuis trois décennies pas mal de bisbilles avec mes différents éditeurs car forcément, je rends toujours mes manuscrits en retard.
MONTRAY KREYOL : Revenons à votre dictionnaire du créole martiniquais. Comment avez-vous procédé ?
R. CONFIANT : Ah, de manière assez peu orthodoxe, je dois dire. Normalement, un lexicographe se doit de faire des enquêtes précises et ciblées dans différents domaines (l’agriculture, la pêche, la musique, la pharmacopée etc.). Or moi, je profitais des sujets des livres que j’étais en train d’écrire pour pouvoir récolter des mots et des expressions. Par exemple, lorsque j’écrivais Commandeur du sucre et Régissseur du rhum, pendant que j’enregistrais de vieux commandeurs et géreurs d’habitation, toujours en créole, évidemment, afin de nourrir ces futurs ouvrages, j’en profitais, au moment du décryptage de la bande-son pour collecter des mots et des expressions. J’en ai fait de même lorsque j’ai écrit Mémoire d’un fossoyeur ou encore La Panse du chacal, consacrée à l’arrivée des Indiens à la Martinique. Bon, ce n’est pas très académique comme méthode de travail, mais il faut dire que durant toutes ces années, je n’avais aucune certitude que mon dictionnaire aurait été publié un jour. A l’époque, publier un livre en créole de, disons, 150 pages, était déjà la croix et la bannière, allez-voir un dico qui en comporterait dix fois plus ! Même si je ne travaillais que sporadiquement à ce dico, j’étais quand même habité par la crainte de travailler pour rien.
MONTRAY KREYOL : Votre dictionnaire comporte aussi beaucoup de citations d’auteurs créolophones. Vous avez imité le Littré ou quoi ?
R. CONFIANT : Tout à fait !…En fait, pour répondre plus précisément à votre question de tout à l’heure, j’ai eu deux sources d’approvisionnement lexical, si je puis m’exprimer ainsi. D’abord, ces enquêtes que je faisais sur la canne à sucre, le quimbois, les contes créole, la pharmacopée etc…et ces auteurs créolophones trop méconnus. Ce dictionnaire était une manière pour moi de donner plus de visibilité à François MARBOT, Gilbert GRATIANT, Georges MAUVOIS et d’autres, plus récents comme Joby BERNABE, Térez LEOTIN, Georges-Henri LEOTIN, MONCHOACHI, Daniel BOUKMAN, JALA, Serge RESTOG, Roland DAVIDAS, Hughes BARTELERY, Romain BELLAY, Jean-Marc ROSIER et tant d’autres. J’ai donc essayé, pour chaque entrée, de mon dictionnaire d’exemplifier chacune d’elle avec une citation d’auteur et vous imaginez bien que cela m’a demandé un temps considérable. Sa pa té rédi chez bò tab !
MONTRAY KREYOL : Qu’en est-il alors des mots non exemplifiés ?
R. CONFIANT : Jean BERNABE, le père des « Études créoles » dans nos régions et dans notre université, avait eu cette intuition géniale : « Le créole est une langue à trous ». Cette expression quelque peu énigmatique renvoie à un phénomène très curieux lié à la domination tri-séculaire du créole par le français, à l’exclusion du premier pendant très longtemps de l’institution scolaire surtout. Car c’est l’école qui, en français par exemple, nous apprend les mots « donjon »ou « pont-levis ». La plupart d’entre nous ne verra jamais ces choses en vrai, sauf au cinéma, mais nous les connaissons, nous connaissons leurs noms et la chose qu’ils désignent. Grâce à l’école ! Donc quand une langue qui n’est pas enseignée comme le créole, cela a pour conséquence que le petit citadin ne saura jamais que « nénuphar » se dit « chapo-dlo » ni qu’anémone de mer se dit « koukoun-lanmè ». Il ne connaîtra que le lexique de son seul environnement immédiat. Ce qui fait, comme le dit BERNABE, que notre connaissance du lexique du créole est forcément lacunaire, « à trous ». Mieux : au sein d’une même famille, un frère connaîtra tel mot créole que sa sœur n’aura jamais entendu. Parce qu’il fréquente tel ou tel milieu que ne fréquente pas sa sœur ! Donc pour en venir aux mots non exemplifiés dont vous me parlez, ce sont des mots que je n’ai trouvé chez aucun auteur créolophone.
MONTRAY KREYOL : Un exemple ?
R. CONFIANT : Par exemple, « bostonnen » que j’ai entendu une fois, une seule, dans la bouche d’un vieux-corps à la campagne de Saint-Joseph. Il m’a expliqué que cela voulait dire « faire l’élégant », « s’habiller avec trop d’élégance ». J’ai eu beau questionner les gens pendant des semaines et des mois, personne n’avait jamais entendu ce mot. Y compris dans sa propre famille ! Du coup, du strict point de vue académique, je n’aurais pas dû le faire figurer dans mon dictionnaire car il s’agissait probablement de ce que les lexicologues appellent un « hapax » c’est-à-dire un mot qui jaillit de la bouche d’un locuteur sans même s’il sache pourquoi et qui est voué à retourner au néant. Même si Jean BERNABE croyait avoir trouvé l’explication de « bostonnen » puisqu’après la seconde guerre mondiale, la France ne s’étant pas encore relevée, la Martinique importait principalement des marchandises, y compris des voitures, des Etats-Unis. Dans ces années-là, une paire de chaussures bicolores, très belles, affichait la marque « Boston » et peut-être que « bostonnen » provenait de cela. Après moult tergiversations, j’ai pris la décision d’aller à l’encontre des règles académiques et de faire figurer les « hapax » lesquels, vous pensez bien, ne se trouvaient chez aucun auteur créolophone.
MONTRAY KREYOL : Comment vos collègues créolistes d’ici et d’ailleurs ont-ils perçu cette violation des règles académiques ?
R. CONFIANT : Mal pour beaucoup d’entre eux ! Mais je m’en fichais car je ne rédigeais pas ce dictionnaire pour eux, mais pour les Martiniquais. Je voulais que le Martiniquais puisse brandir son dictionnaire comme le Guadeloupéen brandit celui de mes amis Hector POULLET et Sylviane TELCHID. Plus sérieusement, je me suis dit qu’une langue dominée, écrasée, comme l’est le créole ne pouvait se payer le luxe de laisser ses « hapax » au bord de la route, chose que peut se permettre une langue écrite et littérarisée depuis des siècles comme le français ou l’anglais. Il faut préciser toutefois que les « hapax » sont toujours créés, par des mécanismes langagiers inconscients, à partir des règles de formation des mots existant dans chaque langue. Le locuteur ne crée pas n’importe quel mot à sa guise ! Ainsi, quand dans un taxi collectif, j’ai entendu une femme pester contre « lamakoumétri », je n’avais jamais entendu ce mot__et pour cause puisqu’il s’agit d’un « hapax » !__ni les autres passagers non plus, mais nous avons tous immédiatement compris qu’il désignait l’homosexualité. Pourquoi ? Parce que ce mot fonctionne sur l’un des modèles de création lexicale du créole qui est « préfixe + lexème + suffixe » autrement di « la + makoum + ri ». Rien de différent par rapport à des mots attestés et courants tels que « lavakabonnjari » ou « lakouyonnadri »! Nous sommes tous des créateurs de langage sans le savoir, à l’insu de notre plein gré le plus souvent. Sur ce même modèle, on peut continuer à inventer des mots comme, par exemple, « lapitennisri » pour dire « prostitution » etc…
MONTRAY KREYOL : Vous avez mis des néologismes dans votre dictionnaire ?
R. CONFIANT : Très peu ! Seuls ceux qui ont fini par passer dans le langage courant comme « metamanyok » pour dire « chef, dirigeant ». Autrefois, il désignait le patron du moulin à manioc. Là encore, le créole ne peut pas se permettre le luxe de laisser ses archaïsmes en rase campagne car un néologisme n’est pas forcément un mot créé ou inventé, ça peut-être aussi un mot tombé en désuétude parce que l’objet ou l’action qu’il désignait n’a plus cours. On peut réactiver un archaïsme en lui donnant un sens proche de l’ancien, mais plus moderne. Et puis, j’ai aussi rédigé un « Dictionnaire des néologismes créoles » publié comme mon « Dictionnaire du créole martiniquais » chez Ibis Rouge. Ici, je tiens à rendre un vibrant hommage à l’éditeur Jean-Louis MALHERBE, un « Métro » installé en Guyane depuis fort longtemps, et qui a pris tous les risques financiers liés à ces ouvrages à l’époque réputés invendables.
MONTRAY KREYOL : La situation du créole a bien changé aujourd’hui. Allez-vous nous donner bientôt une version revue et augmentée de votre dictionnaire comme c’est l’usage ?
R. CONFIANT : Comme c’est l’usage académique, vous voulez dire ? Ha-ha-ha !…Non, pas du tout ! J’ai fait ce que j’ai pu pour la langue de mes ancêtres. J’ai publié le premier roman en créole martiniquais, le premier dictionnaire du créole martiniquais, le premier dictionnaire de néologismes, le premier dictionnaire de « titim », le premier ouvrage sur les onomatopées en créole et, j’ai failli l’oublier, j’ai fait partie du comité de rédaction du tout premier journal martiniquais entièrement rédigé en créole, Grif An tè. Il a tenu 5 ans (1979-1984) et a tout de même publié 52 numéros qui sont tous consultables à la Bibliothèque Schoelcher. Donc, franchement, je crois que j’en ai fait assez. Et puis comme je vous l’ai dit, je ne suis pas qu’un défenseur du créole. J’ai bien d’autres activités toutes aussi prenantes…