"Guerre", le roman inédit de L-F. Céline traduit en créole

11/10/2022 - 16:54
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Intro

      On se souvient qu'en ce début d'année 2022, des milliers de pages inédites de Louis-Ferdinand CELINE avaient été retrouvées dans des conditions assez rocambolesques. Parmi elles, les éditions Gallimard ont extrait un roman, Guerre, non révisé ou retravaillé par l'auteur mais qui présente toutes les caractéristiques et surtout qualités de l'écriture célinienne. 

Texte

     Dès sa publication en février dernier, ce roman avait connu un succès de presse et de librairie considérable, poussant nombre d'éditeurs étrangers à en acquérir les droits de traduction. C'est ce qu'a fait Florent CHARBONNIER, patron de Caraibéditions, qui a sollicité l'écrivain martiniquais Raphaël CONFIANT pour en assurer la traduction en créole, traduction qui est parue le 06 octobre dernier. Nous avons rencontré celui-ci...

 

***

 

   FONDAS KREYOL : Traduire Céline dans n'importe quelle langue est un défi. On imagine que pour le créole la tâche doit être encore plus difficile, non ?

 

   R. CONFIANT : Terriblement difficile ! J'avais déjà traduit en créole L'Etranger de Camus, Pawana de Le Clézio, Cahier d'un retour au pays natal de Césaire et Un coeur simple de Flaubert, mais là, je suis tombé sur un os comme on dit vulgairement. J'avoue qu'à un moment j'ai failli laisser tomber. Tout abandonner quoi...

 

   FONDAS KREYOL : Pour quoi cela ?

 

   R. CONFIANT : Pour plusieurs raisons. D'abord, Céline écrit dans une langue, dans un français à lui et pas seulement au plan du style, ce qui est banal et est le cas de tous les grands écrivains, mais carrément au plan linguistique. Il chahute la syntaxe, bouscule l'ordre des mots, multiplie les phrases se terminant par des points de suspension et dont on se demande si elles ne sont pas inachevées. Sans même parler de l'utilisation de l'argot ou de termes créés de toutes pièces. Quand on aime la littérature et qu'on lit Céline, c'est réjouissant mais quand on doit traduire le dialecte célinien, surtout dans une langue comme le créole qui n'a pas encore accédé totalement à l'écrit, ça l'est beaucoup moins. 

 

   FONDAS KREYOL : Quelles difficultés rencontre le créole ?

 

   R. CONFIANT : Eh bien, quand vous disposez d'une langue patinée par des siècles d'usage, pleinement littérarisée comme le français, le japonais, le russe ou l'arabe, vous, traducteur, vous pouvez vous permettre de jouer avec elle, de l'adapter aux singularités de l'écriture célinienne. Ce n'est pas facile mais c'est faisable et Guerre est d'ailleurs en cours de traduction en une bonne trentaine de langues. Mais quand vous avez une langue en construction, en chantier, comme le créole au niveau de l'écrit__je dis bien "au niveau de l'écrit"__, eh bien vous êtes forcément embarrassé. Céline déconstruit la syntaxe du français, or vous, traducteur créolophone vous vous efforcez de construire la syntaxe d'un créole écrit. 

 

   FONDAS KREYOL : En quoi la traduction est-elle importante pour le créole ?

 

   R. CONFIANT : Pour une raison très simple et qui n'est pas spécialement liée au créole : traduire oblige une langue à sortir de sa zone de confort. Cette zone c'est le monde que cette langue est habituée à exprimer tous les jours. Pour le créole, c'est le monde de l'Habitation, le bèlè, le quimbois, les combats de coqs, le carnaval, la pharmacopée, la pêche etc...C'est pourquoi traduire en créole est beaucoup plus difficile que d'écrire en créole. Traduire oblige la langue à exprimer des réalités complètement étrangères à l'univers dans lequel elle évolue habituellement. Quand Jean-Pierre Arsaye traduit Maupassant, il doit plier le créole à la réalité française et quand je traduis Camus à la réalité algérienne de l'époque coloniale. Avec Ladjè-a, j'ai dû me coltiner la vie de soldats blessés dans un hôpital pendant la guerre 14-18, cela dans le nord de la France. Sortir de sa zone de confort permet à une langue de progresser.

 

   FONDAS KREYOL : Est-ce que faire toutes ces traductions ne vous distrait pas de votre travail principal qui est avant tout celui d'un écrivain ?

 

   R. CONFIANT : En effet ! Mais pour moi, le devenir de la langue créole est plus important que les romans d'un quidam appelé Raphaël Confiant. Ce qui ne veut pas dire que je ne m'applique pas à les écrire, au contraire ! Ne serait-ce que par respect pour mes différents éditeurs et mes lecteurs. Je sais bien que m'occuper du créole me vole du temps. Indéniablement ! Par exemple, rédiger le premier dictionnaire du créole martiniquais, publié en 2007, m'avait pris 12 ans et la deuxième édition, parue en cette année 2022, que j'ai "revue et augmentée" selon l'expression consacrée, m'a pris 15 ans. J'aurais pu, effectivement, utiliser tout ce temps pour peaufiner mes romans et mes essais ou fréquenter toutes sortes de salons littéraires, mais comme je ne vise pas le Prix Nobel, j'ai toujours préféré me mettre au service de cette langue que nous ont léguée nos ancêtres. Je vous rappelle que mes cinq premiers livres, entre 1979 et 1987, ont été rédigés en créole. 

 

   FONDAS KREYOL : Revenons à "Guerre". De quoi parle ce roman ?

 

   R. CONFIANT : La guerre qui est évoquée dans ce roman est celle de 14-18, la Première Guerre Mondiale à laquelle Céline a participé comme simple soldat et au cours de laquelle il a été assez sérieusement blessé. L'essentiel du récit se passe dans un hôpital militaire où le personnage principal est recueilli avec d'autres soldats et soigné par des infirmières lubriques. Le lecteur découvrira de quoi il s'agit exactement. C'est à hurler de rire et de dégoût tout à la fois. Du pur Céline en fait ! De temps à autre, Céline et un autre blessé, Cascade, qui sera fusillé pour s'être volontairement mutilé pour ne pas être envoyé sur le front, font une escapade clandestine au centre d'une petite ville où stationnent des bataillons anglais, belges et français. Cascade, qui obligeait son épouse à se prostituer avant-guerre, la fera venir dans cette ville pour continuer son "métier". Bref, il vaut mieux que le lecteur découvre tout cela de lui-même... C'est hilarant, dégoûtant, surprenant, excitant ! Un vrai plaisir à lire mais un sacré chemin de croix que de traduire ce texte.

 

FONDAS KREYOL : Céline est connu pour son antisémitisme viscéral qu'il exprime dans des pamphlets d'une rare violence. Pendant la deuxième guerre mondiale, il avait même pris le parti des nazis. N'est-ce pas un peu gênant de le traduire ?

 

R. CONFIANT : Je me suis, en effet, posé cette question mais d'une part, l'oeuvre de Céline est traduite en hébreu et publiée en Israël depuis 1994. Cela aux éditions Am Oved qui sont le Gallimard local. D'autre part, il n'y a pas une seule fois le mot "Juif" dans Guerre. Par contre, il y a deux fois le terme "bougnoule" pour désigner un adjudant marocain et "nègres" à propos de tirailleurs sénégalais. D'autre part, Guerre sera bientôt traduit en une trentaine de langues et donc pourquoi pas en créole ? Et puis, faut-il rappeler que son célèbre Voyage au bout de la nuit a été traduit en tchèque, en vietnamien, en polonais, en italien, en russe, en anglais, en espagnol etc...

 

  FONDAS KREYOL : Quelles traductions de Guerre sont déjà parues à la date d'aujourd'hui ?

 

   R. CONFIANT : Figurez-vous que je cherche à le savoir tous les jours en farfouillant le Net mais je n'ai encore rien trouvé. Si ça se trouve ma traduction créole pourrait bien être la toute première. On verra bien dans les semaines à venir...

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