UNE SOIREE AVEC EDOUARD PHILIPPE...

Raphaël CONFIANT

02/08/2022 - 13:30
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 Un écrivain, ça ne gagne pas d'argent (contrairement aux chanteurs, musiciens et sportifs), mais cela offre une possibilité appréciable. Une seule...

Texte

 Voyager gratis à travers le monde, enfin, pour peu qu'on soit un tant soit peu connu. Bon, ce ne sont pas des équipées qui durent très longtemps. Deux-trois jours, une semaine au grand maximum. On vous convie à parler devant un public dans une salle qui est dix-mille fois plus petite que le stade de France et à la fin de votre laïus sur votre "oeuvre", on ne vous remet aucun cachet. Même pas sous la table. A la fin de votre conférence, vous signez une vingtaine de livres à vos fans et le lendemain, retour au pays natal ! 

 Cela a dû m'arriver une bonne soixantaine de fois depuis bientôt quatre décennies.

 En fait, ça aurait pu être quatre fois plus mais comme les écrivains qui vivent de leur plume sont "aussi rares que des oeufs de cochon", comme on dit comiquement en créole, puisqu'ils sont à peine une trentaine dans un pays de 67 millions tel que la France, ils ont tous un boulot qui leur permet de payer leurs factures. Donc vous n'êtes pas toujours disponible. Donc vous êtes amené à refuser quasiment deux invitations sur trois. Et quand vous déclinez, la mort dans l'âme une invitation à l'autre bout du monde ou que vous ne répondez pas (ce qui est ma réaction la plus habituelle), vous perdez toute chance d'être réinvité un jour. Ainsi, j'ai perdu tout chance de poser les pieds à Saint-Petersbourg, à Buenos Aires ou encore à Papeete (ne pas pouvoir zieuter de près des vahinés, ça vous fout normalement la rage quand vous êtes un homme normalement constitué comme aiment à dire les machos impénitents).

 C'est ainsi qu'un jour de janvier 2014, je reçois une invitation de la ville du Havre à participer à son 3è Festival littéraire ayant pour thème "La guerre et les littératures de réconciliations", signée de son premier édile, un certain Edouard Philippe dont je n'ai jamais entendu parler auparavant. En plus avoir un nom composé de deux prénoms, ce n'est pas facile à retenir du tout ! 2014 est l'année du Centenaire de la Grande Guerre, celle de 1914-18, véritable boucherie qui a fait des dizaines de millions de morts parmi lesquels environ 8.000 Martiniquais et Guadeloupéens. L'année d'avant, sans aucunement songer à cet anniversaire, j'avais commis un ouvrage, Le Bataillon créole (éditions Mercure de France) qui prétendait rendre hommage à nos grands ou arrière-grands-parents morts pour l'Amère-patrie. Il avait connu un certain succès, ce qui signifie pour un livre 15.000 exemplaires et non 150.000 comme le CD de la première chanteuse de variétés venue ou le premier rappeur sorti de sa banlieue. Le Havre m'invitait donc à venir en parler à l'occasion des festivités commémoratives.

 Déjà, le nom de cette ville ne ma paraissait pas très sexy (rien à voir avec Nice ou Monte-Carlo) et en plus, son maire m'était complètement inconnu, donc j'hésite et puis, un ami me rappelle que c'est là que les tout premiers Antillais immigrés, bien avant ceux du BUMIDOM dans les années 60, débarquaient, par bateau, en vue de se faire une nouvelle vie loin du monde de "l'Habitation", cette plantation de canne à sucre qui, au début du siècle dernier, était encore florissante. Oui, florissante puisque pas moins de 200kms de voie ferrée avaient été construits dans notre minuscule Martinique afin d'y transporter l'or blanc. On peut encore voir des restes de rails du côté de l'aéroport du Lamentin ou au Lorrain, au lieu-dit la Crabière. Un autre ami me précise que ces immigrés antillais des années 1920-30 avaient fait souche au Havre et qu'il serait intéressant de rencontrer leurs descendants. 

 J'accepte finalement de m'y rendre, mais plutôt perplexe. D'autres écrivains sont également invités, ce qui contribue à me rassurer :  le Français, né en Tunisie, Sorj Chalandon (ancien membre de "La Gauche prolétarienne"), la Rwandaise Scholastique Mukasonga (qui a écrit sur le conflit hutu/tutsi dans son pays) ou encore l'Espagnol Javier Cercas (auteur de romans importants sur la Guerre civile espagnole). 

 Et là, à mon arrivée, le choc ! Une ville de béton absolument magnifique. Normalement, un écologiste comme moi a horreur du béton, mais là, j'en ai eu presque le souffle coupé. On m'apprendra plus tard que la ville avait été presqu'entièrement détruite au cours de la guerre 39-45 et donc reconstruite. Je comprends alors que ce n'est pas le béton en lui-même qui est en cause, mais bien ceux qui l'utilisent à savoir les architectes. Je n'ai plus jamais vu d'autre ville utilisant ce matériau qui soit aussi belle, mais des amis guyanais m'assurent que c'est aussi le cas de Brasilia.

 Le soir même de mon arrivée : au boulot ! Conférence sous une sorte de chapiteau, devant environ trois-cents personnes et surprise, on me présente monsieur le Maire en me disant que je dialoguerai avec lui à la fois sur la guerre 14-18 et sur mon bouquin. Surprise parce que j'avais lu en diagonale comme d'habitude le mail d'invitation et ne m'étais pas rendu compte que c'était ce qui avait été prévu. J'ai devant moi un homme de grande taille, plutôt jeune, réservé mais très cordial, sans barbe et avec une calvitie commençante. C'est Edouard Philippe. Il me convie à m'asseoir à ses côtés sur la petite estrade. En fait, je vais trop vite : à mon arrivée, j'avais été assailli par des Antillais très chaleureux mais dont certains me faisaient grise mine. Je cogitai à mille à l'heure pour savoir si d'aventure, je n'aurais pas écrit quelque méchanceté, comme à mon habitude, sur les Antillais du Havre, mais ne trouvai aucun chef d'inculpation. Jusqu'à ce qu'un homme de grande taille lui aussi, d'assez forte corpulence, un Antillais, se présente à moi et, jovialement, me dit qu'il sera candidat aux élections municipales qui se tiendront dans dix jours. C'est l'opposant du maire, un prof de l'Université du Havre, membre du Parti socialiste. Il avait déjà réalisé un bon score à l'élection précédente, notamment grâce aux Havrais d'ascendance antillaise.

 Je suis affreusement gêné. J'avais complètement zappé ce truc d'élections et en effet, faire venir un auteur antillais dans une ville où nombre d'électeurs sont de la même origine, cela à quelques jours du scrutin, ça pouvait paraître suspect. Est-ce que le maire n'y avait pas vu un moyen de cajoler l'électorat antillais ? Confus et déjà presque envahi par une colère "chabinique", je prends place à côté d'Edouard Philippe sur l'estrade et au bout d'une dizaine de minutes, je suis rassuré. J'ai face à moi quelqu'un qui a déjà écrit des livres lui-même et qui est très cultivé, très ouvert d'esprit et qui m'a laissé la parole les trois-quarts du temps. A aucun moment notre conversation n'a débordé du sujet : nous avons parlé exclusivement de la guerre 14-18 et à la fin de la conférence, les Antillais présents furent les premiers à venir se faire dédicacer leur exemplaire du Bataillon créole. Les mines renfrognées avaient complètement disparu. Le prof d'université antillais (un scientifique), l'opposant au maire, lui, ne s'était pas départi de sa sympathie et me tendit son exemplaire en me disant simplement "Merci !". 

 Puis, de retour au pays, j'oublie complètement Le Havre et son maire.

 L'année 2014 s'achève. Puis 2015, passe. Puis 2016, s'écoule. 2017 arrive, la mi-mai très exactement lorsqu'entends à la radio que le président nouvellement élu, E. MACRON, vient de nommer comme Premier ministre "un certain Edouard Philippe, très peu connu des Français". Sur le moment, je ne fais aucun rapport avec l'homme avec lequel j'avais dialogué quatre ans plus tôt au Havre. Deux prénoms, c'est pas facile à retenir ! Les jours passent et arrive le moment où je vois à la télé le visage du locataire de l'Hôtel Matignon. Je ne le reconnais toujours pas !!! Ce géant (plus d'1,90m à vue d'oeil) porte désormais une barbe assez fournie, ce qui le change pour quelqu'un comme moi qui ne s'est entretenu avec lui que pendant deux petites heures lors d'une conférence littéraire. Et surtout qui, dès le lendemain et au cours des années suivantes, l'avait complètement oublié.

 Ce n'est que trois semaines plus tard que lisant un article sur lui dans un magazine parisien, je découvre qu'il s'agit du même Edouard Philippe. Dès lors, je me mets à suivre plus attentivement la politique française et je réentends sa voix, je redécouvre son ton mesuré et toujours calme. Au fil des jours, je suis évidemment déçu de le voir mettre en oeuvre la politique libérale de son président. Déçu de la violence avec laquelle les forces de police ont réprimé les manifestations des Gilets jaunes. Déçu de cette même violence à l'égard des jeunes noirs et arabes des banlieues. Déçu de l'inaction de son gouvernement sur l'affaire du chlordécone. Enfin, effaré par la gestion erratique de la crise provoquée par le Covid-19.

 (Petit retour en arrière : dix jours après mon retour au pays natal, E. Philippe avait été réélu maire, battant plus largement son opposant socialiste antillais que la fois précédente. Ce dernier deviendra quelque temps après recteur de la Guadeloupe, poste sensible, difficile, qu'il parviendra à tenir d'une main de maître, ce qui n'est pas un mince exploit. Nous ne nous sommes plus jamais croisés depuis. J'ai toutefois conservé l'image de quelqu'un d'à la fois sympathique et brillant. Tout comme Edouard Philippe.) 

 Aujourd'hui, ce dernier a démissionné de son poste de Premier ministre et retrouvera sans doute son fauteuil de maire du Havre où il vient à nouveau de remporter les élections. Me taraude alors une question : est-ce que le fait de s'engager en politique fait de vous un être à double face ? Est-ce que cela vous oblige à adopter des positions ou à prendre des décisions qui vont à l'encontre de votre nature profonde ? Je suppose que oui. Pourtant, il faut bien que des hommes et des femmes se mettent au service de la Cité puisque jusqu'à preuve du contraire, même chez les tribus amazoniennes, il y a des chefs et des sous-chefs. Seuls les anarchistes (au sens politique de ce terme, pas au sens courant) ont rêvé d'une société sans gouvernants. Ils ont même théorisé la chose mais cette chose ne s'est jamais concrétisée nulle part. 

 En tout cas, l'homme avec lequel j'avais dialogué en 2014, je l'avais ressenti comme quelqu'un de bien. Ensuite, celui qui a laissé pousser sa barbe et est devenu le numéro 2 de l'Etat français, je ne l'ai non seulement pas reconnu dans un premier temps, mais aussi, plus reconnu dans un second. Je ne reviendrai sans doute plus jamais dans sa ville et ne le rencontrerai probablement plus, mais je conserve en moi, quelque part dans mon esprit, l'image, fugace, d'une personne vraie. 

 La sympathie, sentiment incontrôlé, n'est liée à aucun bord politique. En Martinique, j'en éprouve pour des gens de droite ou de la gauche autonomiste alors que j'abhorre certains politiques qui sont censés être du même camp que moi. Mystère de l'être humain ! 

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